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Mov Sport Sci/Sci Mot
Number 118, 2022
Sports, culture populaire et culture matérielle / Sports, popular culture and material culture
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Page(s) | 5 - 13 | |
DOI | https://doi.org/10.1051/sm/2022016 | |
Published online | 14 February 2023 |
Article
« Cours, Forrest, cours ! »... Quand le cinéma encense la marque Nike
“Run, Forrest, Run!”... When cinema praises the Nike brand
1
Laboratoire EHIC – EA 1087, École doctorale « Humanités », Université de Limoges, Limoges, France
2
Laboratoire EHIC – EA 1087, Université de Limoges, Limoges, France
* Auteur correspondant : hugo.gerville@etu.unilim.fr
Reçu :
1
Avril
2021
Accepté :
19
Juin
2022
Au cœur d’une industrie moderne où la culture populaire s’entremêle avec la culture matérielle, cette étude vise à décrypter, d’un point de vue sémiologique, la présence du langage marketing de Nike à l’intérieur du film Forrest Gump (1994) de Robert Zemeckis. Ce film a été réalisé dans un contexte où les propriétaires de la marque, qui sont remerciés pour leur assistance par les producteurs du film, tentaient de parfaire son image en déposant le nouveau slogan « Just Do It ». Il est donc intéressant d’appréhender la façon dont le réalisateur du film, dans la mise en scène de son personnage principal, Forrest Gump, suggère un lien de causalité entre la pratique du « running » et la chaussure de sport. Du fait de sa forte proéminence audiovisuelle dans l’ensemble du récit, l’histoire de la marque à la virgule se fond dans l’histoire racontée, laquelle contribue à perpétuer in fine sa propre mythologie.
Abstract
At the heart of a modern industry where popular culture intertwines with material culture, this paper aims to study, from a semiological point of view, the presence of Nike’s marketing language within the film Forrest Gump (1994) by Robert Zemeckis. This film was made in a context where the owners of the brand, who are thanked for their assistance by the producers of the film, tried to perfect its image by depositing the new slogan “Just Do It”. It is therefore interesting to understand how the director of the film, in the depiction of the main character, Forrest Gump, suggests a causal link between the practice of “running” and the sport shoe. Because of its strong audiovisual prominence throughout the story, the history of the comma’s brand melts into the story told, and ultimately contributes to perpetuating its own mythology.
Mots clés : placement de marque / fiction / sport / marketing / running
Key words: brand placement / fiction / sport / marketing / running
© ACAPS, 2023
1 Introduction
Dès sa création en 1971, l’entreprise Nike s’est rapprochée de l’athlète américain, Steve Prefontaine, dont une statue le représentant trône désormais dans le bâtiment principal du campus de la marque à Beaverton (Oregon). « L’esprit de Prefontaine, explique Pierre Morath, est l’esprit que Nike, dès ses débuts, a voulu imprimer dans son ADN » (Morath, 2018, p. 146). Mais, c’est en 1988 que la marque dépose son nouveau slogan « Just Do It », dont les termes familiers de tous font référence à la génération beat et hippie. Dès lors, la marque fait l’apologie du non-conformisme appliquée à la course à pied et au sport en général. C’est dans ce contexte que le cinéaste « de la culture et des mythes populaires », Robert Zemeckis (Berthomieu, 2013, p. 415), médiatise un « cocktail explosif » (Bauer & Bouchet, 2017) entre l’image de Nike, la pratique du « running » et les valeurs sanctuaires du sport : le héros agit comme si le nouveau slogan de la marque constituait sa façon d’appréhender le monde et l’activité physique. Cette congruence, doublée d’une forte proéminence audiovisuelle dans l’ensemble du récit (Bressoud & Lehu, 2008), permet ainsi à la firme américaine de perpétuer sa propre mythologie en la rendant consubstantielle à celle de la fiction1. Dans ses précédents films, Robert Zemeckis avait déjà filmé en gros plans des chaussures Nike quand d’autres cinéastes, plus contemporains comme Michael Tully (2014), continuent à user de cette technique marketing. Toutefois, le placement mis en œuvre dans Forrest Gump fait figure d’exception et invite à forger de nouvelles clés de lecture. Si d’ordinaire le placement de marque est étudié d’un point de vue topologique (Lehu, 2005), c’est-à-dire comme une apparition délimitée, sonore et/ou verbale, dont la fonction est de laisser une trace dans la mémoire des spectateurs (Fontaine, 2001), ici, l’analyse touche au film dans sa globalité et embrasse dans une perspective synchronique voire réticulaire la stratégie publicitaire de Nike. Parce que cette étude tend à expliquer le fonctionnement d’un placement à différentes échelles ou focales s’éclairant les unes les autres (celles de Forrest Gump, de la pratique populaire du running et de la firme transnationale), elle combine différents cadres d’analyse allant de la sémiologie au marketing en passant par l’histoire culturelle. Tout d’abord, le film remet en scène l’histoire du running en partie initiée par Nike ; ensuite, il participe au processus mythologique de la marque qui promeut une certaine philosophie à travers un vaste réseau publicitaire ; enfin, l’alliance, sinon l’alliage, entre le langage filmique et celui du marketing forme une œuvre clairement à part dans le monde du cinéma. C’est pourquoi, sur le plan méthodologique, seront systématiquement mis en tension des éléments internes et externes à l’œuvre cinématographique de manière à mettre en évidence, dans cet espace culturel élargi – qui inclut images de sport au cinéma et images de marques sportives – la présence structurante, diffuse, agressive, discrète parfois mais à coup sûr inextricable de Nike. Plus qu’une monographie interrogeant le potentiel commercial de scènes clairement délimitées, cet article propose une analyse chronographique voire scintigraphique de Nike dans Forrest Gump.
2 Forrest Gump : un « runner » malgré lui
Forrest Gump est un film du réalisateur américain Robert Zemeckis2 sorti en salle en 1994, d’après un scénario d’Eric Roth et basé sur le roman éponyme de Winston Groom (1986). Son succès3 lié à la qualité de la distribution (Tom Hanks, Robin Wright, Gary Sinise, Mykelti Williamson, Sally Field) et à l’originalité du sujet (un « idiot » dont le destin est lié aux grands événements d’un pays), doit aussi beaucoup au personnage principal, plutôt attachant, et qui parle au plus grand nombre. « “On a tous en nous quelque chose de l’innocence enfantine de Forrest Gump”, témoigne ainsi la productrice Wendy Finerman. Il s’agit d’un voyage émotionnel : on rit, on pleure. C’est ce qu’on attend du cinéma, qu’il vous donne l’impression d’exister »4. Il faut dire que le récit est inspiré d’une histoire vraie et alimentée par la trajectoire personnelle du romancier5. C’est en 1985 que Winston Groom commença à travailler sur le personnage de Forrest6, après avoir rendu visite à son père, déjà âgé, qui vivait à Mobile, en Alabama. Alors que celui-ci lui raconta son enfance, il lui parla de l’histoire d’un jeune garçon attardé que l’on considérait alors comme l’idiot du village, jusqu’au jour où l’on s’aperçut qu’il avait appris à jouer du piano, tel un génie, en seulement trois ou quatre jours. Le soir même, Winston Groom s’attaqua à l’écriture du roman.
Forrest Gump retrace la vie d’un « idiot » contemporain – dont la figure, dans les années 1990, commence à être valorisée dans le cinéma américain (Desbarats, 2015) – au cours de laquelle ce dernier entre en contact avec tous les grands événements de l’histoire récente des États-Unis, des années 1950 aux années 1980. Le récit, raconté sur un mode autodiégétique, commence dans la ville de Savannah, en Géorgie, où Forrest attendant sur un banc (clin d’œil au Godot de Samuel Beckett7) raconte son histoire aux voisins qu’il prend pour confidents ; ils sont autant goguenards, agacés qu’émus. On apprend qu’enfant, il fut mis à l’écart à cause de ses déficiences intellectuelle et motrice. Même si ses capacités ne le prédestinaient pas à grand-chose, il vit de nombreuses aventures : il inspire Elvis Presley et John Lennon, il devient héros de guerre, il serre la main de trois présidents des États-Unis et il entre dans le cercle fermé des milliardaires grâce à la pêche de crevettes. Une vie pour le moins étonnante qui se termine dans la maison familiale, tel un retour aux sources, où il se retrouve seul pour éduquer son fils, le jeune et brillant petit Forrest.
Derrière le récit de ce garçon au QI sous-développé, présenté avec la morale du « héros malgré lui » dans le sillon de Raymond Babbitt – le personnage de l’autiste incarné par Dustin Hoffman dans Rain Man (1988) de Barry Levinson –, se cache l’identité de la société américaine dans tout son contraste. Le film offre un panorama intéressant sur la discrimination raciale, le Vietnam, le « flower power », Joan Baez, les Black Panthers, le Watergate, avant de dériver vers le développement de la compagnie Apple, la vogue du jogging (Morath, 2018) ou les ravages du SIDA. « Au moment où l’Amérique traverse une grave crise d’identité, explique Maxence Rives, il semble que la reconquête des valeurs de pureté, d’innocence et d’honnêteté passe par la mise en scène de personnages aux handicaps prononcés. » (Rives, 1995). Forrest, enfant d’une Amérique profonde, porte en lui les traces d’un angélisme propre à ce pays libéral et modernisateur (Zunz, 2000). C’est le cas par exemple du rapprochement entre les noirs et les blancs mis en exergue par la fraternité qui le lie à Bubba ou encore lors de l’épisode où il se retrouve à l’université d’Alabama et ramasse le livre d’une étudiante noire, qui était tombé, pour le lui remettre en mains propres. Forrest oppose aux dérives humaines la dévotion aux valeurs éternelles : l’amour, l’amitié, la patrie et la famille. C’est dans cet état esprit – qui symbolise toute une génération de sportifs se battant au début des années 1970 pour la paix et l’amour (Zirin, 2017, pp. 261–267) – qu’il va s’engager dans le monde du sport. Parce qu’il est identifié comme un sprinter d’exception, il va d’abord briller au sein de son équipe de football à l’université, puis, voir ses capacités de concentration hors normes être révélées en pratiquant le ping-pong. Toutefois, l’originalité de Forrest tient du sens qu’il donne à sa pratique physique. Si d’un côté, il ne pense qu’à courir vite et à éviter les adversaires sans même connaître les règles, de l’autre, il applique sans relâche le précieux conseil d’un ami de l’armée : « ne quitte jamais la balle des yeux ». Ces passions aveugles qu’il cultive en toute simplicité, lui vaudront l’engouement du peuple américain, notamment lors d’un jogging de trois années consécutives à travers les États-Unis.
Dans le cadre de ce récit, les produits de la marque Nike prennent une place décisive, leur présence, du début jusqu’à la fin du film, invitant d’ailleurs à quelques reconsidérations épistémologiques. Certes, l’ouvrage de Jean-Marc Lehu (2011) offre une connaissance élargie sur le phénomène en retraçant son histoire et en décrivant les mécanismes de différents types de placements. Cependant, Forrest Gump ouvre de nouvelles perspectives. Plus qu’une apparition, Nike marque ici l’entièreté du temps filmique et fait entrer en résonance l’œuvre artistique avec son propre univers de symboles. Premièrement, la marque est indissociable de son slogan « Just Do It » connu à l’international et auquel se rattache une grande diversité d’images publicitaires au moment de la sortie du film. C’est pourquoi, le modèle d’analyse structurale de Roland Barthes (1957) apparaît pertinent à mettre en pratique, dans la mesure où il place un « concept » au centre de chaque mythologie. Deuxièmement, d’un point de vue marketing, les travaux de recherche sur les notions d’action de communication et de mythologie commerciale nourrissent largement le travail d’analyse en croisant ici la thématique cinématographique. En effet, la prise en compte d’une pluralité de sources médiatiques telles que les spots télévisés, les documentaires, ou bien simplement d’autres films où l’on retrouve des chaussures Nike, permet de situer Forrest Gump dans un réseau de symboles spécifiques. Troisièmement, dans le cadre d’une analyse culturelle basée sur de précédents travaux de recherche, le tandem historique du running et de la marque est mis en tension avec ce que raconte cette fiction populaire. En effet, Nike trouve avec le running, l’un des meilleurs prétextes pour faire son entrée aux pieds de Forrest.
L’histoire de Forrest Gump est donc avant tout un hommage à l’histoire du running8. Sa figure, qui rassemble sous une même identité les pionniers qui ont initié cette pratique (Bill Bowerman, Katherine Switzer, Fred Lebow, Steve Prefontaine ou encore Noël Tamini), symbolise ce nouveau « lifestyle » (Howe, 2009). Mais plus que le running dans sa globalité, le personnage de Forrest s’avère être un clin d’œil fait à l’apport révolutionnaire de Bill Bowerman, ce dernier ayant importé d’Auckland une nouvelle méthode d’entraînement appelée « easy run » (Doherty, 1964, p. 62). En effet, contrairement à la méthode de l’interval-training – qui consiste à l’enchaînement de courses fractionnées – celle du « easy run » demande à l’athlète de courir plus longtemps mais plus lentement. Bill Bowerman se rapproche alors d’un athlète nommé Kenny Moore et l’oblige à devenir son cobaye ; le menaçant de lui retirer son droit de courir sous les couleurs de l’université de l’Oregon s’il n’obtempère pas. Après quelques semaines d’entraînement, les résultats de Kenny Moore s’avèrent spectaculaires, ce qui convainc Bill Bowerman de prôner son nouveau principe philo-physiologique : « Train don’t Strain ». En parallèle de cette expérimentation, Bill Bowerman développe une nouvelle formule d’entraînement grand public qui fait rapidement de nombreux adeptes. Le petit livre Jogging. A Medically Approved Physical Fitness Program for All Ages (1966), qu’il co-écrira avec le cardiologue William Harris, et dont les préceptes sont explicites – « It’s free, It’s easy, It’s relaxing, It’s fun » – se vendra d’ailleurs à plusieurs millions d’exemplaires.
C’est donc sur la base de cette histoire du running dans l’Oregon des années 1960, d’une pratique alternative et libre, que le scénariste et le réalisateur ont construit en partie la trajectoire de leur personnage. Au-delà de la référence faite à l’athlète Kenny Moore lorsque Forrest se voit obligé de courir pour son université, Eric Roth et Robert Zemeckis décrivent le processus par lequel le personnage parvient à fédérer des fans autour de sa course à travers le pays. Le grand public, curieux et séduit par une telle initiative, va progressivement y prendre part et s’identifier au coureur comme à un nouveau modèle de sportsmen cultivant ses propres règles. C’est un changement radical dans la perception de la performance sportive : la course devient une pratique subjective qui peut revêtir un caractère quasi-transcendantal (Foucault, 1966, p. 262) voire « métaphysique » (Berthomieu, 2013, p. 426). Là où elle se trouvait être une activité codifiée et institutionnalisée, Forrest la libère de toute contrainte et ouvre, pour ainsi dire, une nouvelle voie. En cela, Robert Zemeckis prend avec lui le contre-pied d’un autre personnage célèbre du cinéma américain : Rocky Balboa. Tandis que le premier triomphe un peu par hasard, le second incarne l’image du self-made man dont la philosophie découle du modèle de réussite. Tandis que le premier court indéfiniment parmi des paysages grandioses, le second s’enferme entre les cordes d’un ring pour livrer un combat normé et défini par des rounds. Tandis que le premier avoue à ses fans qu’il est à bout de force et rebrousse chemin, le second persévère et atteint, sous les yeux d’une foule de suiveurs, le haut des marches de Philadelphie9. Ainsi, Robert Zemeckis crée avec ce contrepoint une nouvelle figure du sport américain sans pour autant s’écarter de la norme (Tadié, 2015).
3 Un hommage publicitaire à Steve Prefontaine
Comme tout bon coureur à pied, Forrest Gump porte des chaussures de sport : une paire de Nike Cortez que le spectateur peut identifier dès le tout premier plan du film. Au-delà d’un traditionnel placement de produit, ce zoom publicitaire révèle l’intention du réalisateur : superposer l’esprit de la marque et son célèbre slogan « Just Do It » à l’esprit du personnage (et qui n’est autre que celui de Steve Prefontaine).
Car une présence si agressive de Nike à l’écran ne peut relever d’un simple compromis. Tout d’abord, sur le plan quantitatif, la marque jouit d’une forte proéminence audiovisuelle (Fontaine, 2001, p. 6) grâce au personnage principal qui met en évidence deux de ses produits : une paire de « Nike » Cortez et un T-shirt imprimé « Nike » en noir et en gros sur la poitrine. Le film comptabilise, en effet, vingt-cinq plans donnant à voir le logo et/ou le produit à l’écran – de façon plus ou moins détaillée – pour un temps d’exposition avoisinant les 5 minutes et 30 secondes. Si cette stratégie favorise la création de souvenirs spontanés chez le spectateur, elle est aussi renforcée, sur le plan qualitatif, par des positionnements avantageux avec notamment douze apparitions localisées dans la partie centrale de l’écran. De plus, l’entreprise Nike introduit son logo et ses produits dans un film grand public, qui, en prônant les « valeurs idéalisées du sport » (Bauer & Bouchet, 2017, p. 44), devient propice à sa forme d’agressivité publicitaire (Cha, 2016, p. 108). En se rattachant aux émotions du héros, à sa philosophie et à sa pratique du running, le message publicitaire de l’entreprise Nike pénètre à l’intérieur de l’intrigue, entraînant ainsi une mémorisation du spectateur dite « explicite » et in fine très efficace (Fontaine, 2001, p. 6). Le Swoosh, qui devient la marque du héros auquel s’identifie le spectateur, contribue de facto à la cohérence du film dans sa globalité : le produit passe des caractéristiques physiques aux propriétés signifiantes (Fontaine, 2001, p. 7). Enfin, un aspect souvent minoré des spectateurs non-avertis – mais qui traduit cependant le travail publicitaire du réalisateur – est la manière dont le produit est intégré au montage. À en croire Jacques Aumont, l’apparition, « trait premier » du film (Aumont, 2014, p. 164), révèle l’esprit du récit. Dès la première séquence, Robert Zemeckis cadre une plume tombant du ciel et qui rejoint – comme en harmonie avec la publicité réelle du produit10 – une chaussure Nike, légère, confortable, et cela, juste avant que Forrest forme un Swoosh avec son pouce et son index en désignant les chaussures de l’inconnue assise à côté de lui. Si l’efficacité d’un tel plan va de pair avec le regard des spectateurs, libres de lier (ou non) entre eux les éléments du cadre, la scène plus tardive où Forrest reçoit les Cortez – où l’on voit successivement le packaging en gros plan11 puis le visage de Forrest – suscite un véritable sentiment d’empathie. L’agressivité du placement monte ainsi progressivement en puissance, jusqu’au moment où, le personnage se lève de sa chaise, et donne une nouvelle impulsion à sa vie. À cet instant, s’enchaîne aux yeux des spectateurs une trajectoire verticale de caméra (des chaussures vers son visage) avec sa traversée des États-Unis. Le langage cinématographique invite ici le spectateur à associer les Nike Cortez et la trajectoire du héros.
Trois raisons principales peuvent expliquer l’intérêt pour la compagnie Nike de placer sa marque à l’écran. Tout d’abord, un film a une durée de vie commerciale (cinéma, DVD, télévision, etc.) beaucoup plus longue qu’une simple publicité dans un magazine ou qu’une affiche urbaine placardée dans le métro. La réussite d’un film hollywoodien comme Forrest Gump qui traverse le temps, voire les générations, prouve que l’impact commercial est loin d’être négligeable. Ensuite, le coût reste relativement modeste. Les prix pratiqués dans le secteur vont de quelques milliers à plusieurs dizaines de milliers de dollars, le prix étant fonction de la fréquence d’apparition et/ou de la place prise par la marque dans le film, sans compter la notoriété du réalisateur et le succès potentiel attendu. Au regard de la proéminence de la marque dans le film, et sachant que le projet du film était dans une impasse financière, l’hypothèse que Nike ait apporté une contribution décisive est plus que probable. D’un côté, la proposition d’adaptation du roman de Winston Groom avait été déclinée par plusieurs studios de productions (Larue, 1994, p. 42) – jugée peu commerciale – avant d’être acceptée par Paramount Pictures. De l’autre, le film nécessitait un budget très conséquent12 (Pfeiffer, Capettini, & Whittenburg, 1997, p. 320). Dès lors, cela ouvre la voie à une interprétation plus critique voire suspicieuse, la marque étant absente du roman original, et en même temps remerciée pour son assistance dans le générique de fin. Toutefois, d’autres marques telles que Russel Stover Candies, Dr Pepper ou encore Playboy Magazine, dont le placement est ponctuel, sont remerciées et ont, elles aussi, dans une forme de complémentarité, permis au film d’être produit. À ce sujet, il est important de noter que toutes les marques présentes dans le film ne sont pas remerciées comme Apple ou bien 7 Up. Il s’agit donc d’analyser le caractère construit et anormalement continu du placement de la marque Nike en nous appuyant sur ses instruments de communication fondus dans le scénario : son histoire, ses produits, son esprit.
Revenons à l’histoire de Nike et à l’esprit de Prefontaine pour comprendre son placement à l’intérieur de Forrest Gump. Les origines remontent à la collaboration d’un athlète et de son coach à l’université d’Oregon, situé à Eugene. Philip Knight, alors étudiant en comptabilité à la Stanford Business School et coureur de demi-fond, ainsi que Bill Bowerman, entraîneur d’athlétisme au sein de l’université, ont l’idée d’importer depuis le Japon des chaussures d’athlétisme peu chères et de haute technicité. Un partenariat est créé avec la marque « Onitsuka Tiger » – ancêtre de Asics – alors en plein essor local. À ce moment-là, les marques allemandes gérées par les deux frères Dassler, Adidas et Puma, se partagent dans une rude compétition (Smit, 2008) le monopole de ce secteur industriel. Ces chaussures arrivant à épuisement, Philip Knight crée la société Blue Ribbon Sports (BRS) afin de gagner en légitimité et de pouvoir commander des échantillons de « Tiger », avant de les faire essayer aux athlètes de Bill Bowerman. Ce dernier, très satisfait de leur qualité, devient d’emblée partenaire de BRS, aux côtés de Philip Knight, et investit 500 dollars. Les deux passionnés d’athlétisme se retrouvent ainsi co-directeurs de cette jeune compagnie qui deviendra Nike. Grâce à ce premier apport financier, ils débutent leur activité commerciale avec un stock de 300 paires de « Tiger » vendues à deux pas de l’université, dans une simple voiture. C’est en 1971, un an après la rupture du contrat entre RBS et Onistuka Tiger, que Jeff Johnson, leur tout premier employé, suggère aux co-fondateurs de changer le nom de l’entreprise : ce sera Nike, en référence à la déesse grecque Nikê (Minhong, 2020, p. 1515). La célèbre virgule symbolisant vitesse et victoire est alors dessinée par la graphiste américaine Caroline Davidson pour la modique somme de 35 dollars. Elle deviendra bientôt l’une des images archétypales de la finance mondiale.
Plus précisément, la paire de Cortez qui apparaît dans la fiction en 1979, est réellement commercialisée en 1972, un an après la naissance de Nike, en restant fortement inspirée de la « Tiger Mexico » – conçue « heel to toe » entre 1966 et 1968 (Frisch, 2008, p. 10) –, l’année où Bill Bowerman est promu coach de l’équipe américaine aux Jeux de Munich. Or, c’est à cette occasion que Philip Knight distribue des T-shirts imprimés Nike ainsi que des paires de chaussures aux plus grands champions afin de profiter d’une publicité télévisée à moindre frais. Avec ce coup de génie, Philip Knight et Bill Bowerman effectuent une vraie campagne de lancement, qui, au moment du tournage de Forrest Gump, est réinterprétée dans un cadre plus en phase avec l’esprit sportif des années 1990.
L’empire symbolique de Nike trouve son origine bien avant Forrest Gump, Hyejune Park & Doris H. Kincade (2010, p. 188) évoquant d’ailleurs l’année 1984 comme point de départ d’une véritable stratégie dite « Endorsement & Advertising ». En effet, la marque donne suite aux périodes de développement de son parc industriel (1968–1975) et de ses produits (1976–1983), en tentant de s’afficher auprès d’icônes sportives populaires qui maximiseraient la visibilité de son Swoosh et la lisibilité de sa philosophie. À partir de cette date, plusieurs films grand public vont porter haut les couleurs de Nike, à l’image de la trilogie Retour vers le futur (1985, 1989, 1990) où le personnage principal Marty McFly (interprété par Michael J. Fox) porte en permanence, et de façon visible, des chaussures Nike. Dans ces films américains des années 1980 et 1990, les héros ou héroïnes qui se chaussent en Nike sont jeunes et ont souvent un profil atypique. Suivant cette logique, l’apparition de Nike dans Forrest Gump peut donc être considérée comme un « remploi intertextuel » (Brenez, 2002, p. 50). Non seulement la scène où Jenny offre la paire de Cortez à Forrest renvoie à l’héroïne Jill Munroe de la série américaine Charlie’s Angels d’Ivan Goff et Ben Roberts (1976–1981), interprétée par Farrah Fawcett, et qui porte des Cortez, mais le duo Nike–Hanks avait déjà aussi fait son apparition en 1988 dans le film Big de Penny Marshall. Au cours de cette histoire, le héros Josh, filmé en train de jouer une mélodie sur un piano géant avec des chaussures Nike, incarne un jeune homme préférant résolument l’action à la réflexion. S’inscrivant explicitement dans cette logique propre au slogan « Just Do It », Forrest Gump en renouvelle le message et entre ainsi en profonde résonance avec le réseau de symboles qui le précède. Plus généralement, parmi les nombreuses paires de Nike reconnues à l’écran par le grand public, les Air Jordan suivent de très près les Cortez, en apparaissant notamment dans les films Space Jam (Reitman et al., 1996) avec Michael Jordan en personne et He Got Game (Kilik, Lee, & Lee, 1998) au cœur d’une boutique américaine de sneakers. Une telle présence de la chaussure Nike au cinéma ne peut que faire augmenter les sphères d’influence et leurs croisements. En témoignent notamment les films Without Limits (Cruise, Moore, Wagner, & Towne, 1998) et Chacun pour tous (Stanimirovic, Robin, Scharwtz, Schwartz, & Lebasque, 2018) : si dans le premier, la marque Adidas colle au corps de l’athlète Steve Prefontaine, dans le second, c’est littéralement Forrest Gump portant ses Nike Cortez qui est dénigré par un joueur de l’équipe de France paralympique de basket-ball, lui aussi, habillé en Adidas.
Si l’intégration d’une marque dans un scénario permet de raconter une histoire dans l’histoire, le binôme Nike–Gump semble avoir été spécialement conçu dans le but de marquer les mémoires. En effet, la marque n’hésite pas à pousser sa stratégie commerciale en tentant de réinterpréter la philosophie de Steve Prefontaine auprès du grand public. En incarnant l’esprit de l’athlète américain, non seulement dans sa façon de concevoir le running mais aussi d’aborder les problèmes de société, comme la question du racisme (Dubois, 2007, p. 140), Forrest Gump devient son héritier ou son successeur. La mise en scène de Robert Zemeckis, inspirée par la trajectoire du « number one » (Jordan, 1996, p. 9), peut ainsi être considérée comme la réécriture du mythe avec un nouveau personnage comme maître à (ne pas) penser. À l’heure où l’entreprise subit de graves critiques à l’égard de son modèle économique (Sage, 1999, p. 9), Forrest contribue à renouveler et à redorer son image. L’un et l’autre, Steve Prefontaine et Forrest Gump, deviennent ainsi l’alpha (réel) et l’oméga (fictif) du coureur héroïque et anticonformiste dont Nike tire sa force symbolique.
4 Il était une fois... Nike ou Forrest Gump ?
Forrest Gump n’est pas qu’un récit cinématographique qui intègre seulement une marque, ou un produit, mais bien le déploiement d’un véritable mythe publicitaire. Pour mieux le déconstruire, revenons quelques instants à la définition de ce dernier. Si John Leavitt (1996) considère le mythe comme « un récit qui a de l’importance pour une communauté au point d’être préservé à travers le temps », du point de vue de Roland Barthes (1957, pp. 181–211), il émerge lorsqu’une signification allant de soi acquiert une valeur ajoutée par le biais d’un discours agissant comme un filtre sur la réalité physique. Or, c’est précisément cette « mythologisation » qui intéresse les spécialistes du langage marketing (Franck Debos, 2007). Dans le cas de Forrest Gump, on retrouve les thèmes courants (matériel et immatériel, destinée, beauté, amour, joie, etc.) qui, une fois mêlés aux produits commerciaux, transcendent leur simple fonction d’usage. Dans une démarche inverse, d’objectivation, le langage marketing de Nike peut être réduit à sa dimension narrative la plus concrète : Forrest marche puis court avec des chaussures quelconques avant de chausser des Nike Cortez faites « spécialement pour courir ». Les chaussures jouent donc ici un rôle à part entière dans le récit puisqu’elles s’inscrivent dans un flux de causalités entre les événements et deviennent progressivement, pour le héros comme pour les spectateurs, une évidence vestimentaire. Il est à ce sujet important de reconnaître qu’elles représentent quasiment à elles seules – du point de vue matériel – la dimension culturelle et anthropologique du running car, comme le précise Gérard Bruant (1992, pp. 63–64), « le jeu des athlètes est défini par le costume, en particulier la manière dont il marque à la fois les identités individuelle et collective et la place qu’il réserve à chacune d’elles ». Or, du fait de la narration, le spectateur sait que le personnage conserve tout au long du film les Nike Cortez à ses pieds, et ne peut donc extraire réellement son regard de cette « enveloppe » (Tisseron, 1997, p. 225) dont Nike est constitutive ; il ne peut vivre du dehors son souvenir du film et en défaire les liens qui les unissent. À partir de ce constat, on remarque aussi que Forrest amène à justifier la pratique du running et à comprendre le mythe qu’il crée – malgré lui – au travers du concept « Just Do It ». Aussi bien présent dans la psychologie du héros que dans les répliques des personnages, ce concept finalise la structure mythologique en induisant une signification liée à l’histoire de la « Nike Culture » (Goldman & Papson, 1998).
Ce processus se structure dans le film en trois phases chronologiques distinctes mais complémentaires. Tout d’abord, une sensibilisation sur l’intérêt que porte le héros pour ses chaussures et dont la toute première scène est révélatrice. Au cours du dialogue qu’il entretient avec une femme, assis sur son banc, Forrest dévoile une partie de son identité : « Maman disait toujours qu’on peut savoir beaucoup de choses sur une personne en voyant ses chaussures. Où elle est allée, où elle va. » Effectivement, à partir de là, par une sorte de va-et-vient ou plus exactement d’allers-retours, le spectateur découvre les différents modèles de chaussures qui l’ont accompagné tout au long de sa vie, entre ses bottines orthopédiques, ses rangers, ses chaussures en cuir ou ses baskets. Elles font toutes une apparition à un moment clé de l’histoire et sont exposées dans la partie centrale de l’écran, à savoir la plus visible. Cela dit, depuis le début du film et jusqu’à la fin, puisque les scènes s’entrecroisent entre le temps de la narration et celui des souvenirs, les spectateurs gardent en mémoire les Nike Cortez que porte Forrest de bout en bout. Ensuite, une révélation où le spectateur découvre la scène-clé, en termes de placement de produit, lorsque Jenny lui offre cette fameuse paire de chaussures qui deviennent pour lui un « objet transitionnel », si l’on réfère aux travaux de Donald W. Winnicott (1971, p. 101), et qui va lui permettre de s’accomplir en tant qu’homme. La dernière phase est celle de la transformation où le héros, en quête de réponse suite au départ inattendu de Jenny, se met à courir, grâce à sa nouvelle paire de Nike. Cette séquence, créée à l’occasion de l’adaptation filmique et démarrant sur un placement visuel très agressif, médiatise et popularise cette association entre le matériel sportif et le personnage ; ce dernier, chaussé en Cortez, réincarne à sa manière l’esprit de liberté, d’entreprise et d’élan associé à la mémoire de Steve Prefontaine. L’image de Nike est alors à son apothéose : d’une part, l’adverbe « Just » figure 11 apparitions sur 94 dans l’ensemble du film en version originale, et, d’autre part, Forrest incarne l’esprit du slogan13 par son engagement atypique et l’engouement qu’il suscite. L’auteur du script dilue ainsi le slogan dans une pratique populaire qui le légitime et le fait contribuer in fine à l’un des meilleurs box-offices de l’histoire hollywoodienne. C’est donc bien le sport qui offre à ce placement un statut paradoxal dont Nike tire sa force d’impact. Il est à la fois agressif et absent puisque sa perception dépend du regard critique déployé et des connaissances mobilisées par le spectateur face au film.
Toutefois, ce processus ne se résume pas seulement à ces trois phases dans la mesure où Eric Roth a incorporé dans son scénario un deuxième niveau de lecture. En effet, dans un dialogue ultérieur, lorsque Forrest écrit une lettre à Jenny où il livre les impressions ressenties lors de sa course, il décrit le reflet des montagnes et la jonction lointaine du ciel et de la terre, faisant ainsi référence au mythe antique de l’Olympe : « Tout était si clair, Jenny. On aurait dit qu’il y avait... deux ciels l’un sur l’autre ». Incarnant le nouveau messager capable de faire un lien entre l’humain et le divin, Forrest prend peu à peu une dimension surhumaine qui, par reflet, apporte à Nike une valeur ajoutée. De même, si « le mythe est une parole » comme le précise Roland Barthes (p. 104), la formule « Cours, Forrest, cours ! » – désormais canonisée par le grand public – montre que le running avec des chaussures Nike a le pouvoir de changer le monde14. Forrest, élevé au rang d’ambassadeur fictif de la marque, montre au plus grand nombre la voie à suivre.
En restant dans un cadre hypothétique, une série de détails plus ou moins périphériques tend à confirmer l’intime présence de la marque dans le film, et ne peut donc être passée sous silence. Qui plus est, si l’on s’appuie sur cette interview de Robert Zemeckis où il précise : « Quand un script est écrit rien ne peut être écrit par accident. Tout ce qui est mis dans un script y est mis selon une conception, une conception subconsciente peut-être, mais une conception. » (Konbini, 2019). Par exemple, lorsque Forrest raconte la façon dont il s’est libéré de ses jambières orthopédiques, il utilise une expression suggestive par laquelle le spectateur comprend qu’une nouvelle étape s’ouvre pour le héros : « Vous ne le croirez pas si je vous le disais, mais je cours comme souffle le vent ». Si l’usage de cette métaphore semble a priori anecdotique, les scènes suivantes accentuent l’impression de vitesse et de légèreté en montrant un nuage de poussière ainsi qu’un journal planant derrière Forrest traçant son chemin. Dans la mesure où le personnage oriente l’attention des spectateurs quelques minutes plus tôt sur ce qu’une chaussure peut dire de son propriétaire (tout en portant ses Nike Cortez), un rapprochement peut être fait entre l’imaginaire de la course et celui des sneakers historiques de la marque : « Nike-Air shoes » en 1979, « Air Force 1 shoes » et « Air Ace shoes » en 1982 ; « Air Pressure shoes » en 1989 ; « Air Jordan basketball shoes » en 1990 et « Visible Air shoes » en 1991. Par ailleurs, le réalisateur s’appuie sur ces qualités de vitesse afin de réécrire l’histoire de Steve Prefontaine. L’image des supporters qui cherchent dans le film à stopper l’inarrêtable Forrest en écrivant dans les gradins le mot « STOP » est un clin d’œil aux supporters adverses qui jadis avaient confectionné des T-shirts floqués « STOP PRE » (Montaignac, p. 251). Il est intéressant de noter à ce sujet que le documentaire Fire on the Track: The Steve Prefontaine Story (1995), produit en relation avec la marque Nike, figure l’athlète en présence de boîtes de chaussures identiques à celles des Cortez dans le film. Une autre série de détails, faisant appel à une connaissance plus approfondie de l’histoire de Nike, est repérable grâce au personnage de Bubba ou Benjamin Buford Blue de son vrai nom fictif. Créé à l’occasion de l’adaptation filmique et non dans le roman originel de Winston Groom, il pourrait bien être un hommage au « Blue » de la compagnie Blue Ribbon Sports (BRS). En effet, en investissant avec son ami Bubba dans le secteur de la pêche de crevettes, Forrest porte sur ses épaules une initiative commerciale similaire à celle de Philip Knight et Bill Bowerman. Si l’on suit ce raisonnement, cela explique pourquoi le logo de cette entreprise n’est autre qu’une crevette, à savoir une forme courbée et longitudinale, très proche de celle du Swoosh. Celui-ci, souvent placé à l’écran en symétrie et aux couleurs bleu blanc rouge – omniprésentes dans les images du film – de la Nike Cortez, est une autre façon à doubler la proéminence explicite de celui de Nike. Par ailleurs, plusieurs scènes font écho à un documentaire tourné antérieurement au film et faisant la promotion de Nike : Sebastian Coe: Born to Run de Tony Maylam (1985). Citons par exemple cette scène où l’athlète, portant un T-shirt et des chaussures Nike, est suivi de près par une voiture et qui pourrait très bien avoir inspiré à Robert Zemeckis les scènes où Forrest parvient à se tirer d’une mauvaise situation à la force de ses jambes. Enfin, une comparaison troublante se trouve être dans la représentation même du héros sportif : ce dernier, quelque peu tourné en dérision ou présenté comme un anti-modèle, perpétue une idéologie que Nike véhicule déjà à l’échelle mondiale par le biais de spots publicitaires mettant en lumière quelques préceptes d’icônes sportives. Le message « I am not a role model » (1993), tourné avec le basketteur Charles Barkley, apparaît en parfaite harmonie avec celui de Forrest Gump à l’attention de ceux qui l’adulent. À l’arrière plan, cela implique l’usage d’une véritable stratégie marketing de grande ampleur et plus précisément un « choix coordonné des actions de communication » (Ratier, 2002, p. 9).
5 Conclusion
Forrest Gump retrace l’histoire d’une réussite individuelle, sportive, sociale ou financière, qui subjugue l’entendement tout en évoquant le rêve américain (Winn, 2000, 2003, 2007 ; Cavalcanti & Schleef, 2001 ; Pileggi, Grabe, Holderman & de Montigny, 2000 ; Roberts, 2006). En incarnant le slogan « Just Do It », le personnage principal représente un modèle du self-made man situé à mi-chemin de l’homme et de Dieu, du hippie et du capitaliste, du sportif et du promoteur. Mais son influence va au-delà du film puisque, en quelques années, Forrest Gump est devenu une figure culturelle transmédiatique. Plus que jamais, l’industrie cinématographique montre, à travers cet exemple, sa capacité à créer des héros aussi populaires que fictifs et potentiellement commerciaux. Certes, le film de Robert Zemeckis encense un modèle singulier qui fige l’association Forrest Gump/Nike, mais il s’insère dans un ensemble plus vaste de placements, ces derniers étant parfois eux-mêmes associés à d’autres héros populaires. Il s’agit donc bien d’un langage propre, d’une constellation d’images qui permet à l’entreprise d’entretenir son univers symbolique, identifiable par le Swoosh, mais également ses slogans et donc son histoire. L’harmonisation des flux d’informations dans le film donne ainsi corps à son identité et concourt au développement de ses performances commerciales (Pontoizeau, 1991). Finalement, l’analyse sémiologique offre quelques clés de lecture pour mieux comprendre les mécanismes esthétiques et narratifs par lesquels l’image d’une marque parvient à être mêlée à l’ADN d’une réalisation cinématographique. Bien que notre analyse demeure de temps à autre dans un cadre hypothétique, elle met en exergue toute l’ambivalence que revêt une image de marque au cinéma. Afin de protéger l’intégrité artistique de l’œuvre achevée, elle est toujours accompagnée d’un contexte qui la légitime, ce dernier donnant aux spectateurs une impression de réalité et donc d’innocence. Si l’on retrouve aujourd’hui aux États-Unis une chaîne de restaurants nommée Bubba-Gump ShrimpCompagny, différents sites de vente rééditant la fameuse paire de sneakers Cortez « Forrest Gump »15 ou encore l’esprit du personnage de fiction retranscrit sur des pièces textiles floqués « We Run Things »16, Forrest Gump illustre l’ampleur d’un tel usage.
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D’après Norman Kagan (2003, p. 157), les recettes s’élèvent à 660 millions de dollars.
Voir par exemple le témoignage sur le lien suivant consulté le 15 juin 2018 : https://www.youtube.com/watch?v=tjWmYcGuptM.
À propos du gros plan : « Entre le spectacle et le spectateur, aucune rampe. On ne regarde pas la vie, on la pénètre » (Epstein, 1921).
L’imaginaire construit autour du héros sportif Forrest Gump s’est même propagé jusqu’au cinéma indien au regard de films tels que Bhaag Milkha Bhaag (, 2013) de Rakeysh Omprakash Mehra (qui se traduit par « Cours Milkha cours ») ou encore Budhia Singh: Born to Run (2016) de Soumendra Padhi, qui identifie au mythe de Forrest Gump un enfant prodige de la course.
Site consulté le 18 septembre 2020 : https://www.sneakers.fr/nike-reedite-la-cortez-forrest-gump/.
Site consulté le 18 septembre 2020 : https://www.nike.com/fr/t/tee-shirt-airathon-sportswear-pour-kDMLq8.
Citation de l’article : Gerville-Réache H & Bauer T (2022) « Cours, Forrest, cours ! »... Quand le cinéma encense la marque Nike. Mov Sport Sci/Sci Mot, 118, 5–13
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