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Mov Sport Sci/Sci Mot
Number 118, 2022
Sports, culture populaire et culture matérielle / Sports, popular culture and material culture
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Page(s) | 79 - 90 | |
DOI | https://doi.org/10.1051/sm/2022018 | |
Published online | 27 February 2023 |
Article
Fabriquer une élite athlétique : le pouvoir socialisateur des objets de consécration sportive
Producing champions: The socializing power of sporting consecration objects
CreSco EA 7419, Université de Toulouse 3, Toulouse, France
* Auteur de correspondance : lucie.forte@univ-tlse3.fr
Reçu :
13
Avril
2021
Accepté :
19
Juin
2022
Cet article traite de la fabrique des élites sportives et de la construction des vocations dans le milieu de l’athlétisme. En s’intéressant aux survêtements de l’équipe de France, coupes et médailles, il tend à analyser le rôle socialisateur de ces objets chargés de sens et de valeurs. Fondé sur un travail d’enquête qualitative à base d’entretiens et d’observations ethnographiques, il présente les logiques sociales à l’œuvre dans la formation des athlètes de haut niveau. Il vise à interroger les effets des interactions et des socialisations produites par et autour de ces objets de consécration sportive et permet d’insister sur la manière dont ces derniers participent à la fabrique du champion : en contribuant à l’incorporation de schèmes de perception qui nourrissent la croyance en la valeur du sport de haut niveau et les vertus d’un engagement corps et âme, en favorisant le développement d’un rapport enchanté à la carrière sportive ou en prolongeant les effets des rites d’institution destinés à marquer symboliquement les élus de ce « monde à part », leurs usages – à l’intérieur et à l’extérieur de la sphère sportive – participent au travail d’inculcation et de renforcement des vocations sportives
Abstract
This paper addresses the generic issue of the sport’s elite production and the vocation’s genesis in the field of athletics. Focusing on national team tracksuits, cups and medals, it analyses the socializing role of these objects charged with meaning and values. Based on qualitative research using interviews and ethnographic observations, it presents the social processes involved in the production of high-level athletes. It aims to question the effects of the interactions and socializations produced by and around these sporting consecration objects and stresses the way in which the latter participate in the champion’s construction: by contributing to the incorporation of perception schemes which nourish the belief in the value of high level sport and the virtues of a body and soul commitment, by favoring the development of an enchanted relationship with the sporting career or by prolonging the effects of the institutional rites destined to symbolically mark the elected members of this “world apart”, their uses – within and outside the sports arena – contribute to the inculcation and strengthening of sporting vocations.
Mots clés : socialisation / vocation / objets / rites / sport de haut niveau / athlétisme
Key words: socialization / vocation / object / ritual / high-level sport / athletics
© ACAPS, 2023
« En minime et cadet, j’ai eu une longue période où je collectionnais les numéros de couloir que l’on nous file en championnats de France. Tu sais, les autocollants qu’on colle sur nos cuisses pour le chronométrage électrique. J’en ai gardé une bonne quinzaine (rires). Je les mettais dans mon placard, ils y sont toujours d’ailleurs (rires), au fond, derrière les fringues, collés, avec marqué en dessous le championnat, la perf et le classement. », Youssef, ex-athlète de haut niveau (AHN) jeune.
Ce décathlonien se souvient avec amusement des autocollants qu’il collectionnait lors des premiers championnats nationaux auxquels il a participé. Ces autocollants qui sont utilisés dans le cadre du recours au chronométrage électrique marquent son évolution dans les étapes objectives de la carrière1 sportive. En effet, jusqu’à cette première sélection aux championnats de France, le protocole des championnats auxquels il a participé voulait qu’il se présente au départ de sa course quelques minutes avant l’épreuve, équipé du dossard qui lui avait été remis. Les championnats de France constituent une rupture en ce sens qu’il s’agit désormais de se présenter 45 minutes avant le départ de la course au niveau d’une « chambre d’appel » : un espace extérieur à l’enceinte du stade depuis lequel les athlètes sont conduits sur la piste par une délégation de jeunes officiels. Outre cette organisation et le fait qu’un autocollant leur est remis afin qu’ils l’apposent sur le haut de leur cuisse droite, la rupture avec les compétitions de niveau départemental, régional ou inter-régional, se situe dans le fait que, quelques minutes avant le départ de l’épreuve, chaque athlète se voit présenter un panier à linge par un jeune officiel ; il y dépose son sac, sa bouteille d’eau, ses chaussures et ses vêtements ; le contenu du panier lui est remis par le même jeune officiel à l’arrivée de sa course selon une organisation semblable aux Jeux olympiques et autres grands championnats internationaux d’athlétisme, de sorte que Youssef se souvient d’avoir été marqué par sa première participation aux championnats de France. Son cas est loin de faire figure d’exception ; beaucoup d’athlètes parlent de leurs premiers championnats de France comme d’un moment où ils ont été « impressionnés » par le protocole de la compétition et « fiers » de vivre cette expérience qui a marqué leur appartenance à un « monde à part ». Nombre d’entre eux se souviennent avoir commencé alors à collectionner des objets à usage unique qui n’en sont pas pour autant devenus des déchets une fois leur première fonction accomplie. Qu’ils soient exposés ou remisés au fond d’un placard, les athlètes évoquent leur attachement à ces objets et leur difficulté à s’en séparer malgré l’apparente inutilité de certains d’entre eux2 ; vieille paire de chaussures portées lors d’un record ou d’une compétition phare, dossards, autocollants de cuisse, pass d’entrée sur la piste, billets d’avion, affiches des compétitions auxquelles ils ont participé, pins ou mascottes qui leur ont été offertes dans le cadre de leur entrée en équipe de France, courriers de félicitations, diplômes, médailles, coupes, trophées, tenues de l’équipe de France ou d’autres délégations constituent un panel d’objets chargés d’une symbolique forte avec lesquels ils entretiennent souvent une relation particulière. Cet article se propose de considérer ces objets de façon active, en se centrant plus particulièrement sur le rôle qu’ils sont susceptibles de jouer dans le processus de fabrication d’une élite athlétique. Pour ce faire, nous focaliserons notre attention sur les objets de sélection et consécration sportive en traitant de leur fonction socialisatrice. Il s’agira de s’intéresser à la manière dont les survêtements de l’équipe de France, médailles, et trophées participent à la fabrique des champions aux différentes étapes de la carrière sportive. Analysant les contextes sportifs au cours desquels ces objets de consécration et de marquage symbolique sont remis aux athlètes, les interactions qu’ils suscitent ainsi que leur circulation dans la sphère extra-sportive, nous porterons notre attention sur la valeur dont ils sont investis et étudierons la manière dont ils peuvent être consciemment ou inconsciemment utilisés (par les athlètes, leur entourage proche et l’institution sportive) pour modeler et consolider les vocations3.
1 Penser la fabrique et l’entretien des vocations à l’aune d’une sociologie de la socialisation
La production des élites sportives ne se limite pas à un travail d’entraînement technico-tactique ou de préparation physique. En effet, se forger un corps performant n’est réalisable qu’au prix d’un travail de conversion extrêmement coûteux au bout duquel le sportif apprend à se mobiliser entièrement autour de la recherche d’une efficacité maximale de sorte qu’il acquiert une image de lui-même totalement rivée à son sport (Faure & Suaud, 1999). Dans son étude de la formation des champions de gymnastique, Papin (2007, p. 182) montre comment les détections, sélections et consécrations (régionales, nationales, puis internationales) invitent les sportifs à réaliser un travail sur eux-mêmes qui les transforme tant physiquement que symboliquement : l’entreprise d’inculcation de la vocation réalisée par l’institution sportive passe notamment par l’intériorisation des valeurs inhérentes à la pratique de la gymnastique de haut niveau – l’objectif consistant à préparer les futurs champions à entrer dans cet espace spécifique. En France, le processus de fabrication des élites sportives (Bertrand, 2012) passe notamment par la pénétration progressive d’un univers séparé du monde ordinaire, propice à l’inculcation et l’incorporation d’un habitus sportif d’élite (Viaud & Papin, 2012). Dès lors, la fabrique des champions relève d’une entreprise collective qui se joue tant dans les sphères sportives qu’extra-sportives (Forté, 2006). Cette œuvre collective permet d’initier et d’accompagner un travail de soi et sur soi, indispensable au développement et à l’entretien des vocations sportives. De nombreux travaux portant sur la production de l’excellence sportive ont ainsi abordé les effets socialisateurs des environnements sportifs et extra-sportifs (Bertrand, 2011 ; Forté & Mennesson, 2012 ; Laillier, 2017 ; Lefèvre, 2010 ; Papin, 2007 ; Schotté, 2012) en montrant que l’imposition du désir de faire partie d’une élite « s’opère par incorporation, par construction lente et progressive d’un sentiment d’être “différent” et de devoir réaliser ce projet comme une nécessité autant physique que morale » (préface de Suaud à l’ouvrage de Laillier, 2017, p. 9). D’autres travaux ont permis d’insister sur les effets socialisateurs des événements (Forté, 2018 ; Schotté, 2012) qui peuvent renforcer les vocations (lorsqu’ils participent d’un processus plus large de conversion et/ou d’enfermement symbolique) ou les mettre à mal (lorsqu’ils se produisent dans des configurations qui n’offrent pas des ressources suffisantes pour faire face aux crises de déclassement et/ou de désajustements qui menacent le sentiment de vocation). Mais, à ce jour, peu de travaux se sont penchés sur les effets socialisateurs des objets sportifs. En nous intéressant à la fabrique des champions à l’aune des coupes, médailles, trophées et survêtements nationaux, nous voudrions combler en partie cet angle mort de la sociologie du sport4. Nous proposons ainsi de nous pencher sur cette « persuasion clandestine » (Darmon, 2010, p. 20) par laquelle des biens culturels exercent un effet éducatif au travers de leur existence et de l’usage qui en est fait. Dit autrement, nous nous intéresserons à cet environnement muet mais formidablement actif que sont les objets sportifs. Au travers des rituels et des interactions dont ils font l’objet, des échanges qu’ils suscitent, des valeurs et des significations associées à leurs propriétés symboliques, il s’agira de comprendre en quoi et comment ces objets chargés de sens constituent les vecteurs d’un processus de socialisation favorable à l’intériorisation et l’entretien du sentiment de vocation.
2 Présentation de l’enquête
L’article s’appuie sur une enquête longitudinale menée entre 2000 et 20195. Les données ont été recueillies au cours d’entretiens biographiques et d’observations ethnographiques conduits avec des AHN spécialistes de courses, lancers et sauts inscrits sur les listes jeune, sénior et élite du ministère des Sports. L’approche qualitative privilégiée par l’enquête a permis d’étudier les socialisations en jeu dans la fabrique des élites sportives en s’intéressant plus particulièrement aux éléments qui favorisent l’intensification de l’engagement dans la carrière sportive – cette dernière étant sous-tendue par une évolution progressive du rapport à la pratique. Dans cet article, nous nous centrerons plus particulièrement sur le rapport que les AHN entretiennent avec les objets qui leur ont été remis lors de cérémonies protocolaires ou à l’occasion de sélections en équipe de France. Nous nous intéresserons aussi à la valeur qu’ils leur attribuent, à la manière dont ces objets participent à et prolongent les rites qui jalonnent les parcours sportifs ainsi qu’aux effets socialisateurs de la circulation et du partage de ces objets à l’extérieur de la sphère sportive. Adoptant une posture relevant de la « pensée par cas » (Passeron & Revel, 2005), cet article se concentre plus particulièrement sur une sélection d’AHN ancrés dans un rapport vocationnel à leur pratique. Il ne s’agit donc pas ici de prétendre à une quelconque exhaustivité ou validité statistique, mais d’adopter une posture relevant d’une sociologie compréhensive visant à étudier des logiques sociales au travers de « cas » qui ont été retenus non pour leur caractère « représentatif » (Beaud & Weber, 2014, p. 282), mais pour leur capacité à incarner et illustrer les effets des interactions et des socialisations produites par et autour de ces objets de consécration sportive6.
3 Acculturer les nouvelles recrues, construire et nourrir le sentiment de vocation
Dès les premières étapes de la carrière sportive, les médailles remises en championnats départementaux ou régionaux ou les coupes décernées par les clubs ou comités départementaux en fin de saison sportive constituent les vecteurs d’un apprentissage destiné à montrer la voie aux jeunes recrues : du point de vue de l’institution, ces objets de consécration sportive permettent d’établir un trait d’union entre le débutant et le champion en présentant la finalité « naturelle » à laquelle les meilleurs sont destinés (Papin, 2007, p. 159). Ces premiers objets qui matérialisent le succès des jeunes talents n’ont donc pas pour seule fonction de les récompenser : ils constituent une matrice symbolique de perception, de classement et de jugement institutionnalisée qu’il s’agit d’intérioriser. La rencontre avec ces premiers objets de consécration participe au travail d’inculcation des valeurs de performance et d’excellence qui structure l’entrée dans la pratique d’un athlétisme fédéral dont la principale finalité est la compétition. Chez les athlètes qui ont démarré précocement la pratique de l’athlétisme ou qui ont commencé plus tardivement mais sans avoir préalablement été socialisés par d’autres formes de pratiques sportives compétitives licenciées, ces objets contribuent à un travail d’acculturation7 dont on sait qu’il est essentiel à la progression dans les étapes objectives et subjectives de la carrière sportive (Chevalier, 1996, p. 34–35)8. Par ailleurs, le recours à des objets qui matérialisent et concrétisent les éléments du langage verbal et non verbal de la consécration incite à la fixation d’objectifs et à la rationalisation des étapes du parcours permettant de les atteindre. D’une certaine manière, le fait de posséder et de vouloir posséder ces objets concourt au développement de dispositions qui permettent d’élargir l’horizon de pratique du champion en herbe (Forté, 2020). Les propos ci-après soulignent par exemple les effets que ces objets peuvent produire sur la capacité à se projeter dans l’avenir et/ou à développer une réflexion rétrospective qui nourrit l’illusio9. Ils illustrent aussi le fait que, dès les premières étapes de la carrière sportive, coupes, trophées ou médailles sont susceptibles d’être utilisés par les agents de l’institution pour marquer symboliquement des athlètes repérés comme prometteurs en construisant et nourrissant leur sentiment de vocation.
« En CM2, j’ai fait un cycle d’athlétisme qui a été le déclencheur, le déclic pour la suite en quelques sortes. Mon instituteur m’a pris à part : on a eu une discussion juste lui et moi. Je sentais que c’était vraiment très important pour lui de me dire ce qu’il avait à me dire : il m’a expliqué que j’avais des qualités, que j’avais du potentiel, il m’a regardée droit dans les yeux et il m’a demandé de lui promettre de m’inscrire dans un club. Ensuite, il m’a donné une coupe en me disant que ce serait la première d’une longue série. Cette coupe je l’ai gardée. Elle est dans ma chambre. Elle a une place importante parce qu’elle représente le début du chemin que j’ai parcouru. », Claire, AHN élite.
Les contextes de remises de récompenses sportives et les discours produits dans ces occasions jouent un rôle notable dans la stimulation de l’ambition sportive, le développement de la capacité à rationaliser le temps et de la propension à se projeter dans une carrière de champion. Si le dernier extrait d’entretien illustre le pouvoir de projection qui marque les premières formes de détection sportive (passer par exemple d’une pratique scolaire à une pratique en club), ces opérations de marquage symbolique médiées par des objets peuvent survenir à des stades bien plus avancés de la carrière :
« De tous les trophées que j’ai reçus, je n’en ai gardé que deux : un qui m’a été remis lorsque j’ai été le premier Français à franchir la barre des XXXX mètres ; et un autre que mon entraîneur m’a offert lorsque j’ai battu un record juste avant les championnats du monde junior. C’est un trophée qu’il a réalisé lui-même : une sculpture en bois qui me représente en train de sauter. Il me l’a offerte à notre club, sur la commande du club. Il avait mis un V à la place des poteaux sur une mappemonde. Il avait fait un discours autour de ça en me disant : “Ce n’est pas un hasard si c’est un V parce que dans trois mois il y a les championnats du monde junior, donc à toi d’en faire bon usage”. », Olivier, AHN élite.
Comme le souligne cet extrait d’entretien, la vocation ne vient pas « de nulle part. Elle n’est pas le fruit d’une révélation soudaine, d’un appel intérieur que l’on ne peut refréner. Elle est d’abord imposée de l’extérieur. En affirmant que l’enfant est “doué”, qu’il possède des “dispositions” rares qui le prédestinent à la profession, les professeurs de danse (ici les agents de l’institution sportive) imposent la vocation » (Laillier, 2017, p. 52). Parce qu’elle fait l’objet d’un discours et d’une remise de trophée unique en son genre destinés à marquer symboliquement le jeune athlète (et à nourrir son sentiment d’élection), les effets socialisateurs de cette cérémonie organisée par le club participent d’une forme de socialisation par inculcation de croyance (Lahire, 2005)10 dont les effets se prolongent dans le temps et de manière diffuse chaque fois qu’Olivier porte son regard sur cette sculpture. Il faut dire, par ailleurs, que le pouvoir socialisateur de cet objet est d’autant plus fort qu’il a été sculpté par l’un des entraîneurs les plus capés de l’athlétisme français. Comme le souligne Lefèvre (2010), la conviction d’être doué est d’autant plus forte que les discours (actes et objets)11 qui la soutiennent sont portés par des personnes qui ont fait carrière et qui apparaissent à ce titre comme particulièrement légitimes aux yeux des jeunes sportifs.
On notera aussi que la plupart de ces premiers objets de consécration sportive finissent par perdre de leur valeur dès lors que le jeune progresse dans les étapes de la carrière et qu’ils sont progressivement remplacés par des récompenses associées à des titres plus prestigieux et des victoires plus difficiles à conquérir. Pour autant, rares sont les AHN qui disent s’être séparés des fruits de leurs premiers sacres départementaux, régionaux ou nationaux. Si les médailles de ce niveau de compétition finissent par être perçues comme banales et restent le plus souvent « au fond du sac » ou « au fond d’un placard », elles n’en demeurent pas moins des traces qui symbolisent et matérialisent le chemin parcouru. Comme le souligne Stéphane, AHN sénior qui dit avoir trouvé « la solution » en rangeant toute ses « petites médailles » au fond « d’une énorme coupe » (gagnée lors d’un meeting), il lui semblerait « tout à fait incongru » de se séparer de ces objets qu’il a certes fini par trouver « désuets » mais qui lui ont « tellement fait briller les yeux ». On remarquera que les derniers extraits d’entretiens soulignent l’existence d’une biographie des objets de consécration sportive qu’il serait intéressant de documenter plus amplement en partant du postulat que les objets de consécration ont eux-mêmes une carrière et que l’étude de la temporalité des usages des objets au travers de l’analyse du rapport que les athlètes entretiennent avec eux dit quelque chose de la séquence de la carrière dans laquelle ils se situent12.
4 Objectiver le capital sportif
Dans les étapes les plus avancées de la carrière sportive, la volonté de gagner des médailles joue un rôle important dans la formalisation des objectifs sportifs et la structuration du rapport que les AHN entretiennent avec le temps long.
« Pour moi, faire carrière, c’est rester dix ans à haut niveau et ramener des médailles. C’est ça qui fait le grand champion. », François, AHN jeune devenu AHN sénior.
« Je ne sais pas encore à quel âge j’arrêterai ma carrière, mais ce qui est sûr, c’est que mon objectif est d’avoir une médaille mondiale, européenne ou olympique en extérieur. N’importe laquelle, mais avoir une médaille à l’extérieur13. Je ne pourrais pas arrêter tant que je n’aurais pas décroché cette médaille. », Nadine, AHN élite.
Il faut dire que lorsque l’on interroge les AHN sur les objets sportifs qui ont le plus de valeur à leurs yeux, les médailles qui sont liées à des titres nationaux et internationaux font l’objet d’une attention particulière.
« Mes médailles sont chez moi : ici, à l’INSEP j’ai juste une ou deux coupes. Je n’ai pas envie de laisser mes médailles ici. Ce n’est pas que je crains qu’on me les vole mais bon… C’est quand même des médailles importantes. Un trophée, ça n’a pas d’importance, je m’en fiche. Mais les médailles c’est autre chose. Particulièrement celle que j’ai gagnée la semaine dernière : ma première médaille d’or en championnat sénior. », Cédric, AHN jeune devenu AHN élite.
Plus que la course aux coupes et trophées (qui sont remis dans le cadre de meetings ou de cérémonies associant médias, sponsors et/ou collectivités territoriales), l’appât des médailles qui objectivent l’accumulation de titres constitue la pierre angulaire d’un athlétisme fédéral dont la finalité est la compétition, mais pas n’importe laquelle : les résultats en championnats jouant un rôle inégalable dans la structuration de cet espace de pratiques et de pratiquants à la fois segmenté et hiérarchisé (Schotté, 2015). Ainsi, si les fédérations nationales et internationales se sont vues dépossédées d’un certain nombre de leurs prérogatives avec le développement des meetings, qui ont progressivement remplacé les matchs nationaux dans les années 1980 et 1990 (Schotté, 2005), elles ont conservé un pouvoir de légitimation symbolique des exploits des athlètes et de validation officielle de leurs résultats en compétition. Ces dernières constituent donc les « banques centrales d’un capital symbolique propre à l’espace sportif » (Marchetti et al., 2015, p. 6). Par analogie avec le capital culturel décrit par Bourdieu (1979), les médailles sportives représentent la forme objectivée d’un capital (ici sportif) qui existe également à l’état institutionnalisé (titres sportifs) et à l’état incorporé (dispositions qui s’expriment notamment par un rapport particulier au temps, au corps et aux autres sphères de vie). Dans cet espace des sports qui fait partie des univers les plus classant qui soient (Chambliss et al., 2010 ; Marchetti et al., 2015), les médailles ont finalement pour fonction d’objectiver la détention d’un titre et surtout de le figer dans une matérialité d’autant plus forte (au plan symbolique) que chaque titre acquis n’est finalement que de courte durée : un nouveau championnat chassant irrémédiablement celui par lequel le sportif vient d’être consacré. Si le titre relève de l’éphémère, la médaille reste ; elle constitue un objet à forte valeur mémorielle qui condense des émotions intenses d’autant que le spectacle sportif produit des moments particulièrement forts à travers les mises en scènes ritualisées qui structurent son déroulement.
« Mon plus beau souvenir dans l’athlé, ce sont les journées olympiques ; l’ambiance était géniale, c’était comme des Jeux olympiques : il y avait tous les sports, une cérémonie d’ouverture et de fermeture, une super ambiance dans les tribunes... C’est mon meilleur souvenir parce qu’une médaille d’or en grand championnat, c’est quelque chose et que la marseillaise sur un podium, ça ne s’oublie pas. », Yoann, AHN jeune devenu AHN sénior.
« Les podiums internationaux font évidemment partie de mes meilleurs souvenirs. C’est la joie. La joie d’un podium. La joie d’entendre la marseillaise. La joie de voir autant de monde, enfin, d’avoir fait plaisir à autant de monde, à un peuple, à un public quoi. », Nadine, AHN élite.
« Aux premières notes de la Marseillaise, les larmes me sont montées aux yeux ; j’avais conscience que j’étais en train de vivre un moment important de ma vie. C’est très émouvant de voir tout un stade se lever pour toi. », Lilian, AHN élite.
Reliques d’un passé glorieux, les objets de consécration constituent des pièces authentiques qui ont incorporé la force mémorielle14 de l’événement au cours duquel ils ont été conquis ou portés. Les posséder et les exposer participe d’une mise en scène de soi qui s’inscrit dans une logique de distinction et fonctionne aussi comme une madeleine de Proust permettant de se replonger dans les émotions éprouvées au cours d’un rite de consécration qui a marqué solennellement un changement de statut.
« Mes médailles sont dans ma chambre, sur une étagère. Je mets les dernières que j’obtiens là et les autres sont dans une boîte : comme je suis allergique à la poussière, je suis obligé de les enlever. Mais parfois en rangeant, je les ressors ; je ressors les médailles que j’ai gagnées aux championnats de France, je les remets, pour essayer de me remémorer de bons souvenirs. », Vincent, AHN jeune.
« J’ai gardé mes survêtements de l’équipe de France dans un carton. Je me dis qu’un jour je serais contente de les montrer à mes gamins. De leur dire, “Voilà, ça c’était l’équipement pour les jeux d’Atlanta”, ça c’est la photo, “Vous voyez, j’ai fait le défilé”. J’ai tout conservé. », Cécile, ex AHN élite.
« J’ai gardé tous mes survêtements de l’équipe de France. Ça ne se donne pas ça (sourire). Je crois que je le garderais toute ma vie pour les montrer à mes enfants et mes petits-enfants. », Yoann, AHN jeune devenu AHN sénior.
Ces objets constituent finalement des « objets signes » (Fouillet, 2019) qui fonctionnent comme une porte ouverte sur le temps puisqu’ils donnent accès à des souvenirs, et, au-delà des souvenirs, à tout le chemin parcouru.
« J’ai gardé tous mes survêts de l’équipe de France : c’est de la fierté quelque part (blanc). C’est un peu la preuve qu’on a réussi à aboutir à un rêve. », Youssef, ex AHN jeune.
Comme le souligne cet athlète, ces objets représentent une « preuve » permettant d’immortaliser l’instant (par essence éphémère) du rite. Les toucher, les montrer, les partager avec autrui en faisant l’expérience de la solennité avec laquelle les profanes regardent et manipulent ces objets contribue à l’entretien d’un rapport « enchanté »15 à la carrière sportive. Chez quelques athlètes interrogés, ils sont également susceptibles de constituer un pense-bête concret qui permet de ne pas oublier les valeurs et les croyances qui structurent le monde de la compétition athlétique de haut niveau comme le rappelle François qui n’a jamais donné de survêtement de l’équipe de France à d’autres personnes « pour la simple et bonne raison que j’estime que ça se mérite : porter la tenue de l’équipe de France c’est un privilège et pour la porter, le mieux est quand même de l’avoir méritée ». De son côté, Cédric (AHN jeune devenu AHN élite) prend soin d’échanger ses tenues avec des athlètes d’autres pays avant d’en faire don à son frère ou à son père car ces derniers « ne se verraient pas porter le survêt de l’équipe de France alors qu’ils n’ont jamais fait de sélections en tant qu’athlète ou qu’entraîneur ». Au final, si la valeur de certains objets augmente avec le don (parce qu’ils ont incorporé toute la force mémorielle d’un événement et représentent une forme de sacralisation du souvenir), d’autres ne peuvent qu’être mérités ou gagnés. Derrière ces considérations se pose la question de l’usage possible que pourra en faire le donataire et le risque d’usurpation du statut de champion16.
5 Construire et consolider les vocations : des objets de marquage symbolique
Les opérations de marquage symbolique qui accompagnent la remise des médailles, coupes et trophées sont particulièrement codifiées et ritualisées : dès les premiers succès départementaux et tout au long de la carrière sportive, leur remise relève d’un rite de consécration qui produit des effets socialisateurs d’autant plus puissants qu’ils sont associés à des souvenirs heureux, que leurs effets durent dans le temps et qu’ils s’étendent à d’autres espaces extra-sportifs (école, famille, amis) : bien au-delà de la cérémonie protocolaire, parents, frères et sœurs, amis et camarades de classe contemplent souvent avec fierté, admiration et envie ces objets qui symbolisent l’excellence sportive. Le regard qu’ils portent sur ces objets et sur leur propriétaire participe du travail d’enchantement de la carrière et de la construction (ou du renforcement) du désir intérieur de réaliser la vocation.
« Quand on est jeune, on rentre à la maison la médaille autour du cou, on la montre aux parents (rires), on l’accroche devant tout le monde et ça fait plaisir. Quand tu te lèves le lendemain, tu la regardes et t’es encore content. », Youssef, ex AHN jeune.
« Ma petite sœur, à chaque fois que je revenais de compet, elle était contente : elle me demandait, ouais, qu’est-ce que tu as fait ? Montre-moi ta médaille, montre-moi ta coupe, montre-moi ce que tu as gagné ! Elle, c’est plutôt les études, moi c’est plutôt le sport. Alors ça la fascinait un peu. », Younes, ex AHN jeune.
« Quand je fais un truc bien, ma petite sœur tout de suite elle dit “Ouais, c’est mon grand frère” et tout ça : elle est contente, elle répète ça à ses copines et elle me fait “Tu me donnes ta médaille”. Je lui réponds “Non, non, tu la gagneras toute seule” (sourire). », Hugues, AHN jeune devenu AHN sénior.
La circulation de ces objets de consécration à l’intérieur et à l’extérieur des espaces sportifs est susceptible de participer à la cristallisation de l’identité des AHN autour d’un trait qui le distingue du reste de la fratrie, de ses camarades ou autres membres de son groupe d’entraînement : ce dernier étant perçu et défini comme « l’athlète », « le (ou la) sportif(ve) », « le (ou la) champion(ne) » de la famille, du lycée ou du groupe d’entraînement. Il faut dire aussi que le rituel de la remise de médaille contribue au développement d’ambitions perçues comme légitimes et invitant à se projeter vers une carrière d’AHN élite.
« L’année où j’ai obtenu mes deux titres internationaux jeunes, pour moi ça a vraiment été un tournant parce que je me suis senti devant, je me suis senti fort, je me suis senti un petit peu champion dans ce que j’étais parce que quand tu gagnes des grandes compets, que t’entends la Marseillaise, que tu portes le maillot de l’équipe de France, involontairement t’es obligé de te dire dans ta tête que tu es un petit peu dans le monde des grands. Même si tu es encore dans les jeunes catégories, tu te dis là, généralement, les gens qui sont passés par là, derrière ils ont fait quelque chose. Tu t’accroches et si tout se passe bien, tu vas faire quelque chose. C’est vrai que ça a été un moment fort de ma vie sportive qui m’a permis de me dire bon, là il y a un truc à faire il ne faut pas lâcher. », François, AHN jeune devenu AHN sénior.
Les mises en scènes ritualisées des cérémonies sportives de remise de médaille sont dotées d’une efficacité symbolique très forte (Birrel, 1981) d’autant que le spectacle sportif donne à voir et à décrypter des « situations et circonstances fatales » (Ohl, 2003). Ces rites d’institution constituent des actes de « magie sociale »17. Comme le souligne Thierry dans l’extrait d’entretien ci-dessous, devenir champion est une chose à laquelle le sportif accède à l’issue de sa course ; mais se sentir champion est quelque chose qui se construit au travers du rituel qui suit la victoire ainsi que sous l’effet d’une investiture qui va profondément transformer les comportements que l’entourage proche et lointain va adopter à l’égard du héros sportif.
« Juste après ma course, je me souviens que les journalistes qui m’ont interviewé à la sortie de ma finale me demandaient : “Alors, ça fait quoi d’être champion du monde ?” et moi, je répondais des banalités parce qu’en fait je ne savais pas. Certes en ayant gagné ma course, j’étais devenu champion du monde, mais je ne me sentais pas encore champion du monde. », Thierry, AHN élite.
D’une certaine manière, le rituel de la remise de médaille participe de la construction de la figure héroïque (Duret, 1993) du champion : cet olympien (Morin, 1963) qui a réussi à s’extraire du monde ordinaire. En objectivant leur « passage au travers du miroir » (Hughes, 1956) et en consolidant la figure sacrée de ceux qui vivent désormais dans un « monde à part », la médaille, le survêtement floqué des emblèmes de l’équipe nationale, le trophée ou la coupe sont des biens matériels qui objectivent le fait que ces athlètes ont quitté le monde des profanes. Aux stades ultimes de la carrière sportive, le fait de transmettre une coupe gagnée en meeting permet d’ailleurs de consolider les effets de ces rites d’institution qui ont pour fonction de dresser des frontières symboliques entre l’olympien et le reste du monde.
« Au milieu de ma carrière, je me suis dit que j’avais entassé bêtement mes coupes. Tu sais, tu as toujours ta fierté d’avoir ramené ta coupe. Mais au bout d’un moment, ça m’a gonflé. Alors je me suis dit, si tu ne devais en garder qu’une, laquelle est-ce que tu garderais ? Je me suis dit que la seule coupe que je garderais maintenant… si j’avais eu à l’époque un Pierre Quinon ou un Guy Drut qui m’avait offerte la sienne gamin, je l’aurais gardée. Et je me suis dit, OK, à partir de maintenant, je vais faire comme ça : toutes les coupes que je reçois, je prends un marqueur et dedans, je la dédicace au petit gamin qui est là et qui a une tronche super. Au petit gamin qui vient me donner un dessin et tout. Je la lui dédicace, je la lui donne. Et à chaque fois que cela se produit, tu ne peux pas savoir le bonheur… Le gamin il est (il mime le souffle coupé) et c’est génial. (…) Et une fois j’avais un beau trophée que j’avais donné à un gamin qui m’avait fait un beau dessin. Il était parti avec, les larmes aux yeux. Et puis son père est revenu avec lui, je suis navré, il vous l’a pris dans votre sac ou je ne sais pas… Je lui ai dit non, non, je lui ai donné. Il n’en revenait pas. », Matthieu, AHN élite.
Ici, on soulignera que le regard émerveillé que les enfants (et leurs parents) portent sur le don de ce médaillé olympique participe au renforcement de son identité d’olympien ayant franchi la frontière symbolique qui le sépare du monde des profanes. D’autre part, l’offrande de Matthieu participe également d’une volonté d’éveiller ou de nourrir la vocation d’un futur champion.
Chez les AHN moins médiatiques, d’autres rites de consécration au cours desquels des médailles ou des trophées passent de main en main permettent également de marquer leur appartenance à un monde à part : sollicités par des cadres de la Fédération française d’athlétisme pour remettre des récompenses sur les podiums des championnats jeunes (en général, les championnats de France ou les championnats inter-régionaux), leur participation à la cérémonie protocolaire accroît la charge symbolique de la médaille reçue par le jeune athlète tout en contribuant à consolider la figure héroïque de l’athlète qui la remet.
Outre les médailles ou trophées, les équipements de l’équipe de France participent à cette sacralisation du champion et à l’inculcation des valeurs de l’institution au point d’être perçus par certains athlètes comme une seconde peau qui permet de se transcender le jour J18.
« Mes survêtements de l’équipe de France sont dans mon placard, bien rangés. C’est vrai que je les sors rarement. Très rarement même. Pour moi ça a du sens un survêtement bleu blanc rouge. Quand on le met, c’est pour quelque chose de bien précis. C’est lié à une sélection : le jour où je vais mettre ce survêt-là, c’est synonyme de compétition très importante, très importante : c’est pour l’équipe de France, c’est relié à plein de valeurs ; dans mon esprit j’ai toujours eu beaucoup d’estime et beaucoup de respect pour tout ce qui touchait à l’équipe de France, au pays, à la nationalité. Je suis très attaché à tout ça. Si je le portais tout le temps… je ne voudrais pas banaliser l’importance que ça a pour moi. C’est super important à mes yeux, je pense que le survêt est lié à une image, c’est symbolique. », François, AHN jeune devenu AHN sénior.
« À part un jogging, qui n’est d’ailleurs pas un jogging officiel mais un jogging d’entraînement de l’équipe de France et que j’aime bien parce qu’il est doux, je ne porte jamais mes vêtements de l’équipe de France. Parce que quand on porte les couleurs de l’équipe de France je trouve qu’on est une autre personne. Enfin moi, je trouve que je suis une autre personne. C’est vraiment des couleurs de compétition, c’est des couleurs que je dois défendre donc c’est pour ça que je ne les porte pas. C’est, comment dire… pour moi c’est important, c’est super important donc c’est pour ça que je ne les porte pas : je préfère séparer entraînement et compétition internationale. (…) par exemple tu vois, l’année où je gagne les championnats d’Europe alors que je n’avais pas fait une saison brillante, je pense que c’est le fait d’avoir porté le maillot de l’équipe de France qui m’a donné de l’énergie. Ça fait partie des choses qui te permettent de te transcender. Cette année-là, je n’avais pas la meilleure performance française, mais c’est moi qui suis revenue avec une médaille. », Christine, AHN élite.
Outre le fait qu’ils participent à la construction de la figure héroïque du champion par la séparation symbolique qu’ils instaurent entre le monde de l’élite athlétique et le monde des profanes19, le rapport sacralisé que certains athlètes entretiennent avec les équipements de l’équipe de France contribue à entretenir leur vision enchantée de la carrière sportive.
« Alors juste après le match de sélection pour les championnats (du monde junior), les mecs ils viennent te photographier ; ils te disent que tu as rendez-vous tel jour à la fédé pour les équipements. Tu te dis ça y est… Je rentre en équipe de France. Je rentre parmi un groupe de personnes qui sont vraiment… enfin, tu vois ce que je veux dire… Ce n’est pas donné à tout le monde quoi… La première fois que tu as ton survêtement, c’est vraiment un super truc. Beaucoup de gens le disent… C’est très impressionnant : tu arrives à la fédé, tu descends au sous-sol, et là, tu rentres dans une salle remplie de trucs Adidas, de cartons avec tous les équipements. J’avais l’impression de me trouver dans la caverne d’Ali Baba ! », Marc, AHN sénior.
En définitive, au-delà de l’objet en lui-même la signification et la valeur dont il est investi sont susceptibles de nourrir le rapport enchanté que les athlètes entretiennent avec la carrière sportive. La signification et la valeur dont ils sont investis participe finalement au renforcement de leur sentiment d’élection, à la cristallisation de leur identité de champion et à la consolidation de leur vocation.
6 Usages et mise en scène dans l’espace domestique : une forme de socialisation silencieuse
Les bénéfices symboliques objectivés par les médailles, coupes ou équipements sportifs constituent un capital matériel que les AHN sont susceptibles de partager avec leur entourage. Que le bien soit offert à un frère, une sœur, un parent, un proche ou qu’il fasse l’objet de discussions permettant d’aborder avec fierté la relation entretenue avec le héros sportif, l’aura du champion rayonne autour de lui.
« J’ai offert quelques équipements de l’équipe de France à mon grand-frère parce qu’il n’a pas eu la chance de rentrer en équipe de France ; ça lui a fait trop plaisir. », Youssef, ex-AHN jeune.
Il faut dire qu’un titre ne se partage pas avec un membre de sa famille ou plus largement avec un public20 alors que cela devient possible pour un vêtement ou un objet de consécration. Une analyse lexicale des messages postés sur le site de la fédération par l’entourage proche des athlètes ainsi que par leurs fans à l’occasion d’un championnat du monde permet de relever l’occurrence fréquente de formules qui suggèrent une forme d’appropriation des médailles comme l’illustrent les propos suivants qui parlent de « nous ramener une médaille » et non de « ramener une médaille ».
« Salut Teresa, … Tu veux nous faire plaisir ??? alors ramène-nous au moins une médaille (et pour la photo, j’apprécierai qu’elle soit jaune !!!) » (message posté par une collègue de travail).
« Salut Brice, on est tous très pressés de te voir enfin dans les starts, tu as le potentiel et les jambes pour accrocher ton ticket pour les demis et espérons pour la finale. Cours comme tu sais le faire, bats-toi à fond pour ces championnats et ramène-nous une médaille au relais. Bon courage et bonne chance à toi... fais-nous vibrer. » (message posté par un copain).
« Wa Mehdi, t’as tout déchiré c’est génial ! (…) Merde pour la suite mais je ne m’inquiète pas pour toi, je suis sûre que tu vas nous ramener une jolie médaille. » (message posté par une jeune « fan » qui ne fait pas partie de l’entourage proche de l’athlète).
Si les objets de la consécration sportive se partagent de manière symbolique avec un entourage plus ou moins proche, il arrive fréquemment qu’ils fassent l’objet de dons d’enfant à parent.
« Mon premier maillot de l’équipe de France, je l’ai mis sous verre. Il est dans un cadre. J’ai mis ça dans le couloir, juste avant ma chambre. Ma mère et mon père étaient super contents d’avoir ça. », Marc, AHN sénior.
« Mes coupes et mes médailles : je les laisse à mes parents. Mon père, il les expose. Ma mère aussi. Elles sont avec celles de mes frères, en décoration. Quand je ramène une coupe, je ne sais pas à qui la ramener comme mes parents sont séparés. Ça m’énerve. Il me tarde d’avoir mon chez moi comme cela il n’y aura pas de jaloux ! (rires) J’ai toujours droit à un “Ah, tu l’as ramenée chez (mine triste)…” oh, lala… », Patricia, AHN jeune devenue AHN sénior.
En matière d’héritage ou de transmission, la circulation d’objets au sein des familles s’effectue généralement de manière verticale et descendante (Mortain, 2003). Aussi, cette inversion du sens des transactions contribue-t-elle au renforcement d’une perception enchantée de la carrière et de la croyance dans la vocation comme opportunité de vivre une vie extraordinaire. La manière dont les AHN occupent symboliquement ces espaces domestiques colonisés par les objets de consécration sportive qu’ils ont offerts à leurs parents leur permet d’occuper une place « à part » au sein de leur famille. Ainsi, les coupes, médailles, photos ou survêtements exposés dans les salons, entrées, couloirs et autres espaces familiaux participent d’une forme de socialisation diffuse et enveloppante d’autant plus puissante qu’elle s’avère relativement invisible et continue. Il faut dire que la puissance du rite d’institution réside aussi dans le fait que ce dernier n’agit pas seulement sur l’élu : la perception que les parents ont de leur enfant étant susceptible d’être affectée par les symboles qu’ils associent à ces objets de consécrations sportives.
« Avec mon père, la fierté est quelque chose de très contenu. C’est quelqu’un de très calme, il ne parle pas beaucoup. Je communique beaucoup plus avec ma mère. Mais c’est vrai qu’il y a des moments où c’est très intense. Quand je suis revenue après les championnats du monde en salle et que j’ai eu ma première médaille mondiale. Il n’a pas beaucoup parlé mais on sentait dans son regard qu’il était vraiment très fier de moi. Rien que dans son regard quand il a vu ma médaille. Il n’avait même pas besoin de parler. », Nadine, AHN élite.
Outre le fait que ces objets leur permettent de recevoir régulièrement une confirmation du fait qu’ils ne sont pas des enfants comme les autres aux yeux de leur entourage proche, chez les athlètes qui vivent des situations de relégation scolaire et/ou qui font état d’un frère ou d’une sœur dont le cursus scolaire s’avère particulièrement brillant, l’exposition de ces objets participe également d’une dynamique de reconfiguration des relations de pouvoir au sein de la fratrie. Nathalie, ex-AHN jeune, se souvient par exemple de la fierté que lui procuraient ces objets qu’elle exposait dans sa chambre, alors qu’elle était complexée par la réussite scolaire, et professionnelle de sa sœur de dix ans son aînée. Les objets qui symbolisaient sa réussite sportive et notamment des éléments qu’elle associe à des formes de « diplômes » occupaient une place de choix dans la décoration de sa chambre.
« En minime et en cadette, je mettais mes diplômes, enfin les récompenses ou autre sur mon bureau ; j’avais mis un diplôme qu’on m’avait donné à l’occasion des championnats du monde cadette où j’avais terminé deuxième, ça permettait de le décorer. J’avais quelques médailles aussi ; je faisais joujou avec ; en fait mes neveux aimaient bien faire joujou avec ils faisaient gling gling gling. », Nathalie, ex-AHN jeune.
Si ces biens symboliques sont susceptibles de circuler au sein de l’espace familial, on observera que le rapport aux coupes et médailles sportives varie en fonction des milieux sociaux : dans les familles les plus dotées en capital économique et culturel, comme chez Hugues (AHN jeune devenu AHN sénior, père ingénieur, mère au foyer), Gabrielle (AHN jeune, père médecin, mère enseignante), Hélène (ex-AHN élite, père rédacteur en chef, mère infirmière) ou Cédric (AHN jeune devenu AHN élite, père architecte, mère institutrice) l’exposition de ces objets est plus souvent circonscrite à la chambre de l’enfant – les récompenses sportives ne constituant pas à proprement parler des biens culturels dignes de pénétrer les salons. À l’inverse, dans les milieux populaires et les fractions inférieures des classes moyennes, ces objets ornent souvent les buffets, télévisions et autres meubles d’exposition des salons familiaux. Ils sont fréquemment perçus comme des objets de décoration ayant une valeur symbolique et esthétique très importante. De nombreux athlètes tels Patricia (AHN jeune, père ouvrier spécialisé, mère agent d’entretien), Carole (AHN sénior, père chauffeur, mère factrice), Lilian (AHN élite, père ouvrier spécialisé, mère au chômage), Youssef (ex-AHN jeune, père ouvrier spécialisé, mère sans emploi), Yoann (AHN jeune devenu AHN sénior, père et mère employés de La Poste), Ahmed (AHN jeune, père absent, mère agent d’accueil), Fabrice (AHN jeune, père commercial, mère au chômage), Nadine (AHN élite, père gardien de la paix, mère agent d’entretien), Alexandra (AHN jeune devenue AHN sénior, père agent de sécurité, mère aide-soignante) évoquent la présence d’une vitrine ou d’un meuble familial dans lequel leurs médailles et/ou leurs coupes sont exposées.
« Sur le buffet de la salle à manger il y a quelques trophées que j’ai gagnés, que ma mère trouve très jolis. Elle trouve qu’ils vont bien avec le buffet, ils vont bien avec la déco. », Ahmed, AHN jeune.
Ici, les objets qui matérialisent la consécration du sportif participent d’une forme de socialisation à la fois silencieuse21 et enveloppante, dont les tissus de contrôles sont d’autant plus forts qu’ils demeurent invisibles parce que noyés dans le déroulement de la vie quotidienne (Suaud, 1978). Il convient de souligner, par ailleurs, que la collaboration des familles à l’entreprise d’inculcation de la vocation ne se décline pas de la même manière chez les pères et chez les mères des AHN. Par exemple, dans les milieux populaires, le travail de mise en valeur des médailles et coupes revient souvent aux mères qui, contrôlant la décoration de l’espace intérieur, participent indirectement à l’entretien de l’illusio.
« Nos coupes et nos médailles sont rangées dans un meuble vitré du salon. Au début on les avait dans des cartons, mais un jour ma mère s’est aperçue qu’il en manquait alors elle a dit “Bon, allez, on va mettre tout ça sous clé dans un meuble” (rires). Elle a tout fermé dans un meuble : il y a toutes mes coupes, les médailles de mes frères et même celles de mon père. », Carole, AHN sénior.
Dans ces familles où les coupes et médailles sont des biens dont la valeur symbolique est telle que ces dernières sont parfois « mises sous clé » par les mères des AHN, les schèmes de perception parentaux contribuent au développement de la croyance dans le fait que la carrière d’AHN constitue un destin à la fois enviable et envié. De leur côté, les pères ou les aînés (souvent masculins) de la fratrie sont susceptibles de contribuer à l’entretien des vocations en favorisant la construction d’un rapport naturalisant au talent sportif (Schotté, 2002). Les discours produits à propos des médailles ou la manière dont elles sont mises en scène dans les salons familiaux permettent de renforcer la croyance dans l’idéologie du don et le devoir de se montrer à la hauteur. Les propos de ce sprinteur (dont le père a lui-même participé aux Jeux olympiques) ou ceux de cette sprinteuse (qui reconstruit a posteriori la dynamique de son engagement comme quelque chose qui relève d’un héritage paternel) illustrent la relation particulière que certains pères entretiennent avec les médailles de leur enfant.
« Mes principales médailles sont dans une vitrine du salon. Au milieu il y a celles de mon père (ancien international d’athlétisme), à droite les miennes et à gauche celles de mon frère (champion de France d’un art martial). », Fabrice, AHN jeune.
« Mes principales médailles sont exposées dans le salon. C’est ma mère qui les y a mises. Mon père quand je les gagne il me dit “Donne-moi mes médailles” (rires). Il me dit ça en rigolant mais je pense qu’au fond je fais un peu ce qu’il aurait pu faire s’il n’avait pas travaillé aussi jeune. Il ne me le dit pas hein, il ne me force pas à y aller non plus, mais je sens qu’il revit un peu tout ça à travers moi. D’ailleurs quand je cours, j’en suis persuadée, il court aussi ; je veux dire qu’il est là avec moi : en moi et toute la force, c’est lui. (…) Mon père me l’a dit : il m’a dit “Quand tu cours, je suis avec toi”. », Alexandra, AHN jeune devenue AHN sénior.
Chez Alexandra comme chez Fabrice, l’intériorisation de la vocation s’inscrit dans des formes de relation affective au père proches de celle qu’Elias observait chez Mozart, « ce dernier recevant une prime d’amour supplémentaire pour chacune de ses performances musicales, et ce fut certainement bénéfique au développement de l’enfant dans le sens qu’avait souhaité le père » (Elias, 1991). Pour ces deux athlètes qui entretiennent un rapport très fusionnel avec leur père, l’impératif de nourrir un palmarès familial pré-existant et d’enrichir la collection de médailles qui font la fierté de la famille fonctionne comme une forme d’injonction à réaliser la vocation.
7 Pour conclure
Les rites d’institution ont le pouvoir très fort de marquer avec solennité le passage d’un état à un autre et surtout de signifier à l’individu ce qu’il est et ce qu’il se doit d’être : « Ainsi l’acte d’institution est un acte de communication mais d’une espèce particulière : il signifieà quelqu’un son identité, mais au sens à la fois où il la lui exprime et la lui impose en l’exprimant à la face de tous (…) “Deviens ce que tu es”. Telle est la formule qui sous-tend la magie performative de tous les actes d’institution » (Bourdieu, 1982, p. 60–61).
Dans le domaine sportif, la puissance socialisatrice des rites d’institution se fonde notamment sur le fait qu’ils mobilisent des objets concrets tels que les médailles, les coupes, les trophées ou les survêtements de l’équipe de France qui font l’objet d’interactions et sont susceptibles de circuler à l’extérieur de la sphère sportive. Ces objets dont la valeur peut être à la fois symbolique, affective et esthétique sont dotés d’une puissance mémorielle très forte. Ils ont notamment pour fonction de rappeler de manière concrète et durable la part de sacré dont les champions sont porteurs. Ils constituent en outre des pense-bêtes chargés en émotion qui rappellent le chemin parcouru, invitent à se projeter plus loin et incarnent les valeurs ainsi que les croyances du monde du sport de haut niveau. Leurs usages – au sein et en dehors de l’espace sportif – contribuent finalement à la stimulation des dispositions à l’ambition, au renforcement du sentiment d’élection et à l’entretien d’un rapport enchanté à la carrière sportive. Ils concourent à l’incorporation de schèmes de perception qui alimentent la croyance en la valeur du sport et les vertus d’un engagement corps et âme. Participant à la fabrique du champion, ils constituent finalement de puissants vecteurs du travail d’inculcation et d’entretien des vocations sportives.
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Emprunté à la sociologie interactionniste de l’École de Chicago, le concept de carrière permet de saisir la dimension diachronique des parcours individuels et de les modéliser en considérant leur dimension à la fois objective et subjective : « Dans sa dimension objective, une carrière se compose d’une série de statuts et d’emplois clairement définis, de suites typiques de positions, de réalisations, de responsabilités et même d’aventures. Dans sa dimension subjective, une carrière est faite des changements dans la perspective selon laquelle la personne perçoit son existence comme une totalité et interprète la signification de ses diverses caractéristiques et actions, ainsi que tout ce qui lui arrive » (Hughes, 1937 – cité par Chevalier, 1998, p. 32). Reprenant l’usage que Darmon (2003) propose de ce concept, notre travail vise à appréhender les cadres sociaux des expériences qui fondent la progression dans les différentes étapes de la carrière.
Comme le souligne Ohl (2003, p. 179), « l’accumulation de vieilles coupes et de médailles jaunies fait sourire les anciens sportifs, ils encombrent leurs étagères mais l’effort pour s’en débarrasser est trop coûteux ».
Emprunté à la sociologie religieuse, le concept de vocation permet « de dépasser l’opposition trop longtemps maintenue entre une compréhension par les motivations subjectives et une explication par les déterminations objectives » (Suaud, 2018, p. 23). Il permet d’appréhender la question de la fabrique des élites sportives en l’inscrivant dans un « long processus pédagogique » qui se joue dans différents espaces (sportifs et extra sportifs) au sein desquels les athlètes sont amenés à intérioriser, comme venant d’eux-mêmes, « la force du destin institutionnellement programmé auquel les voue l’Église (ici l’institution sportive). Ce fort sentiment de liberté se fonde, du point de vue des individus, sur la croyance qu’ils répondent à leur “nature” et que, ce faisant, ils se réalisent dans la plénitude de leur être » (Suaud, 2018, p. 24).
À signaler les articles de Jallat (2020) ou d’Hugedet et Marsac (2020) qui ne traitent pas du sport de haut niveau mais qui abordent la question des fonctions et usages des objets sportifs (les jouets sportifs permettant la transmission d’une culture sportive tant par l’apprentissage de règles et de savoirs faire que par l’appropriation d’un certain nombre de codes).
Il se fonde sur une analyse thématique de quarante entretiens biographiques ainsi que sur l’exploitation d’un journal de terrain qui a permis de suivre plus de 80 athlètes de haut niveau pendant plusieurs années, en les observant dans différents espaces (entraînements menés au sein des clubs ou pôles ; centres de soin et de rééducation ; stages ; compétitions, meetings et championnats ; lieux de vie et d’étude ; cercles familiaux et amicaux, etc.).
Notre objectif consistera donc à nous focaliser sur la manière dont les objets étudiés sont susceptibles de participer à un processus d’incorporation du social en considérant que « le social ne se réduit pas au collectif ou au général, mais gît dans les plus singuliers de chaque individu » (Lahire, 2019, p. 11).
L’auteure montre que la persévérance du sportif résulte d’une série d’abdications et de conversions qui sont le fruit d’un processus d’acculturation (étape de la découverte) et de socialisation (étapes de la formation et de la confirmation) soutenu par des interactions qui favorisent la transmission d’une tradition et d’une culture fédérale considérée comme la seule légitime. L’enjeu de la première étape de la carrière consiste alors à détourner le jeune des premiers motifs de son engagement afin de l’amener à adhérer progressivement au projet proposé dans le cadre du club.
L’illusio renvoie ici à l’idée que l’intérêt pour la pratique intensive de l’athlétisme est fondé sur la croyance en une destinée et l’incorporation des valeurs du monde du sport de compétition. L’illusio s’acquiert par un processus de socialisation, « c’est le fait d’être pris au jeu, d’être pris par le jeu, de croire que le jeu en vaut la chandelle, ou, pour dire les choses simplement, que ça vaut la peine de jouer » (Bourdieu 1996, p. 153).
L’auteur distingue trois grandes modalités de socialisation : la socialisation par entraînement ou pratique directe au cours de laquelle les individus intériorisent des dispositions mentales ou comportementales en participant directement à des activités fréquemment répétées ; la socialisation par inculcation de croyances qui prend la forme d’une transmission explicite ou implicite de valeurs, modèles et normes culturelles diffusées par toutes sortes d’institutions ; la socialisation diffuse ou silencieuse qui opère de manière suggestive puisqu’il n’est pas question d’une inculcation volontaire et explicite, mais plutôt d’un agencement du contexte qui agit indirectement sur l’individu.
Pour étayer cette piste de prolongement, on pensera bien sûr à l’ouvrage d’Appadurai (1986), qui traite de la vie sociale des objets et propose d’étudier les conditions dans lesquelles ces derniers circulent (dans le temps et dans l’espace) parmi différents régimes de valeur.
La précision « en extérieur » fait référence à la hiérarchie symbolique des titres liés à des championnats mondiaux ou continentaux estivaux (qui se déroulent en plein air) et hivernaux (qui se tiennent en salle). Dans le milieu fédéral, les compétitions hivernales sont conçues comme une étape dans la préparation saisonnière des athlètes plus que comme une finalité en soi. Ces compétitions en salle sont en outre moins médiatisées et font l’objet d’une moindre valorisation économique. Il arrive d’ailleurs que certains athlètes « fassent l’impasse » sur la saison hivernale (pour des raisons liées à la planification de leur préparation physique et technique), alors qu’il ne viendrait à l’esprit d’aucun d’entre eux de « faire l’impasse » sur une saison estivale (sauf en de rares exceptions comme par exemple lors d’un projet de maternité). Dès lors, bien que consacrée à plusieurs reprises en championnats (du monde et d’Europe) en salle, Nadine estime ne pas avoir encore gagné de médaille « majeure ».
D’une certaine manière, l’accumulation de ces objets de consécration rappelle les collections étudiées par Boltanski et Esquerre. Par analogie avec les collections, on soulignera l’incorporation de la force mémorielle que la pièce authentique doit au souvenir du contact physique qu’elle a entretenu dans le passé avec tel ou tel événement ou avec telle ou telle personne (Boltanski et Esquerre, 2014, p. 34).
Comme pour le cas des vocations sacerdotales (Suaud, 1978), l’intériorisation et l’entretien de la vocation s’appuie sur des techniques qui nourrissent le développement d’un rapport enchanté à la carrière. L’enjeu consiste ici à « adoucir » le coût d’une conversion à un projet de vie qui implique un certain nombre de sacrifices ainsi qu’un important travail de soi et sur soi.
En toile de fond, on retrouve aussi des éléments qui ont trait à ce qu’Elias (1973, 1975) nomme l’incorporation d’un « habitus national » : les trophées et autres objets sportifs accumulés étant susceptibles de participer à la transmission d’une éthique et d’une morale de production de l’excellence sportive « à la française ».
« L’investiture (du chevalier, du député, du président de la République, etc.) consiste à sanctionner et à sanctifier, en la faisant connaître et reconnaître, une différence (préexistence ou non), à la faire exister en tant que différence sociale, connue et reconnue par l’agent investi et par les autres. (…) la science sociale doit prendre en compte le fait de l’efficacité symbolique des rites d’institution ; c’est-à-dire le pouvoir qui leur appartient d’agir sur le réel en agissant sur la représentation du réel » (Bourdieu, 1982, p. 59).
Sur l’idée que le corps sociologique ne se réduit pas au corps biologique et cette capacité qu’ont les objets à soutenir et stabiliser des identités voir également Kaufmann (1997).
Ces équipements constituent des marqueurs de différenciation sociale qui permettent de dresser une barrière symbolique entre l’élite et le reste des pratiquants, même si cela peut être amené à se redéfinir dans la mesure où la fédération française d’athlétisme a ouvert sa première boutique officielle en 2015 (https://boutique-officielle.athle.fr/) et rendu possible l’achat de maillots de l’équipe de France d’athlétisme par tout un chacun.
À noter que ceci ne se vérifie pas dans d’autres sports – notamment des sports collectifs tel que le football ou le rugby masculin : nombre de commentaires journalistiques évoquent par exemple cette France « championne du monde » ou telle ville « championne de France ». Par extension, supporters, mais plus largement Français ou habitants de telle ou telle ville sont susceptibles de s’autoproclamer « champions du monde » ou « champions de France ».
Parler de socialisation silencieuse (Lahire, 2005) fait référence au fait qu’elle ne fait pas l’objet de discours explicites ou didactiques – ce qui ne signifie pas pour autant qu’elle s’opère systématiquement hors du langage.
Citation de l’article : Forté L (2022) Fabriquer une élite athlétique : le pouvoir socialisateur des objets de consécration sportive. Mov Sport Sci/Sci Mot, 118, 79–90
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