Issue
Mov Sport Sci/Sci Mot
Number 118, 2022
Sports, culture populaire et culture matérielle / Sports, popular culture and material culture
Page(s) 33 - 40
DOI https://doi.org/10.1051/sm/2022015
Published online 12 October 2022

© ACAPS, 2023

1 Introduction

Quand le 12 mars 2022, Eamonn Brophy, le joueur du Saint Mirren Football Club, pénétra sur la pelouse du Tynecastle Stadium, l’enceinte du club écossais de football d’Heart of Midlothian à l’occasion d’un quart de finale de la Coupe nationale, il ne put manquer d’observer une citation barrer les murs du tunnel : « Blood doesn’t show on a maroon jersey ». Cette devise devenue le mantra des supporters de l’équipe d’Édimbourg sort de la bouche de l’idole du club John Cumming durant la finale de la Coupe d’Écosse 1956. Ce dernier, qui réalisa toute sa carrière à Heart, reçut un coup à la tête et reprit la partie avec son maillot taché de sang, il déclara : « le sang ne se voit pas sur un maillot grenat » (Mackie, 1959).

Cette citation peut également faire référence à un autre épisode « sanglant » de l’histoire du club, la perte de sept joueurs de l’équipe première lors de la Grande Guerre. Ce deuil imprégna durablement le club et le souvenir des défunts fut depuis consciencieusement entretenu. Le Centenaire fut bien évidemment un temps fort mémoriel, à l’égal de l’intensité française1. Heart a fait montre, pour reprendre les termes de Nicolas Offenstadt, d’« un activisme mémoriel » liant la mémoire et le sport (Offenstadt, 2014).

Pour autant, mémoire et sport ne fusionnent pas naturellement tels deux alliages. Ce pan de l’historiographie ne trouva d’intérêt seulement qu’aux yeux des chercheurs anglo-saxons comme Harold Seymour, John R. Betts, Tony Mason ou Alfred Mackie qui rédigea des 1959, une Histoire du club d’Heart. En France, Georges Vigarello corrigea cette déficience avec son article sur le Tour de France dans Les Lieux de mémoire de Pierre Nora. En effet, nombreux furent les scientifiques à se demander qu’avaient en commun, pour reprendre les questionnements de Christian Bromberger, « Chambord et le maillot de Zidane, le retable d’Issenheim et une banderole de supporters ? » (Bromberger, 2006).

Ceci s’explique par le fait que la mémoire est dans l’inconscient liée au patrimoine, à la pierre. Yvan Gastaut expose « l’idée d’un héritage légué par les générations qui nous ont précédés, et que nous devons transmettre intact voire augmenté de ce qui fait sens pour nous aux générations futures » (Gastaut, 2015). Un patrimoine matériel excluant de fait le sport. Seules les infrastructures ont leur place sans pouvoir toutefois concurrencer la dimension patrimoniale de certaines œuvres antiques ou médiévales. À ce dessein, nous observerons qu’Heart of Midlothian réfléchit son stade comme une œuvre mémorielle gravée dans le bronze et la pierre.

L’émergence de la notion de Patrimoine culturel immatériel, au tournant du XXIe siècle, prenant en compte notamment « les traditions, les arts du spectacle, les rituels et événements festifs » ouvre une place restreinte au sport, limitée à une quinzaine de pratiques telles les luttes et arts martiaux (Capoeira, Takkyeon), des disciplines équestres et des jeux de tradition militaire (tir à l’arc, tir à la corde).

Cependant, désormais, les objets de sport s’arrachent aux enchères à des prix atteints par certains tableaux de maîtres et les institutions sportives telles Heart of Midlothian ont leur musée. D’ailleurs celui du FC Barcelone avec son rythme de croissance annuel d’1,5 million d’entrées dépasse tous les musées catalans dont ceux de Salvador Dalí à Figueres ou de Pablo Picasso à Barcelone.

Ce cadre théorique nécessaire, fait, il convient d’expliciter le choix d’Heart of Midlothian pour étudier la mémoire de la Première Guerre mondiale dans un club sportif.

Tout d’abord, le club fut marqué quantitativement par la Grande Guerre avec la perte de sept joueurs de son équipe première. Rares furent les équipes, tout sport confondu, à avoir subi une telle « saignée »2. De plus, le club survolait le championnat écossais au déclenchement du conflit ce qui rend encore plus insupportable ces pertes, annihilant de fait l’écriture d’une des plus belles pages de l’histoire du club. En outre, le projet mémoriel d’Heart tant par le nombre d’œuvres que par la durée dans le temps est sans commune mesure dans le monde du sport.

Pour le mesurer, nous avons appréhendé différentes sources, la presse généraliste écossaise actuelle (Edinburghlive, Edinburgh Evening News) et d’époque (Edinburgh Evening Dispatch), la lecture approfondie d’articles tirés du site officiel du club, la littérature conséquente sur l’histoire du club (Tom Purdie, Albert Mackie). Nous nous sommes aussi attelés à l’histoire orale à travers des entretiens menés auprès d’anciens joueurs (Stéphane Adam, Christian Nadé), membres du club et supporters.

Il sera alors intéressant de nous demander quelles modalités a pris la commémoration des footballeurs d’Heart of Midlothian tués lors de la Grande Guerre ? Quelle fonction prend la commémoration dans un club sportif ? Comment ces « moments-mémoires » participent à l’identification du supporter, des joueurs au club ?

Autant de questionnements que nous allons dérouler en trois temps, à travers tout d’abord l’érection de « lieux mémoire », pour ensuite aborder la structuration de la communauté autour d’« évènements mémoire » et évoquer la transmission d’un héritage.

2 La mémoire dans la pierre : l’érection de monuments

Le club d’Heart of Midlothian fut fondé en 1874, il fait partie des dix équipes fondatrices de la Scottish Football League et des cinq à encore exister aujourd’hui.

Le palmarès sans être l’égal des deux « mastodontes » de Glasgow (Rangers et Celtic) n’est pas négligeable avec quatre titres de champion et huit coupes d’Écosse. Si le club connut un trou d’air ces dernières années en étant relégué au deuxième échelon professionnel en 2020, il regagna l’élite pour la saison 2021–2022, trustant même le trio de tête.

Surtout Heart fut une équipe phare avant la Première Guerre mondiale, lancée sur la route du titre, elle dominait le championnat lorsque la Grande Guerre débuta avec huit victoires consécutives, dont une contre les champions en titre du Celtic.

La conscription n’existait pas à l’époque, ainsi l’ancien député d’Édimbourg-Est, George McCrae voulut constituer un régiment d’engagés volontaires, le 16e Régiment Royal Ecossais. Ce dernier organisa une réunion auprès de différentes associations d’Édimbourg, le 23 novembre 1914 (Delanoé, 2014). Deux jours plus tard, onze joueurs du club s’engagèrent dans la guerre, rejoints ensuite par des nouveaux portant ainsi le total à seize. McCrae n’hésita pas à proposer un marché avec les dirigeants du club, les supporters qui s’engagèrent dans le bataillon eurent accès au stade toute la saison à leur retour et en tribune principale. Sur le revers du ticket était imprimée la crête des Royal Scots et à l’intérieur, le nom de l’abonné, son rang et son matricule. Le message suivant y figurait :

« Voluntarily these men went forth to fight for King and Country. The gloomiest hour in the Nation’s History found them ready. As Pioneers in the formation of a brilliant regiment, sportsmen the world over will ever remember them. Duty well and truly done, they are welcomed back to Tynecastle. »3 (Purdie, 2014).

Le régiment fut engagé dans la Bataille de la Somme. Sept joueurs de l’équipe périrent dont trois lors de la percée de Contalmaison (Duncan Currie, Ernie Ellis et Harry Wattie). Le tableau d’honneur du club comporte trente noms de joueurs tués, blessés ou gazés4 (Purdie, 2014).

Dès lors va se constituer une martyrologie. Le 9 avril 1922, lors du cinquième anniversaire de la Bataille d’Arras, devant une foule de 35 000 personnes, une tour de l’horloge commémorative est inaugurée, à la jonction de Haymarket, près du centre-ville, en présence du secrétariat à l’Écosse Robert Munro5. Ce dernier, dans son discours, reprit à son compte la « théorie du grand match » saluant « le courage, les ressources, les compétences, l’endurance, la course, l’audace qu’ils ont développé sur les terrains et transféré sur les champs de bataille ». La Tour fut déplacée pendant la construction du métro et remise à sa place pour le Centenaire. Sur un côté une plaque mentionne « Erected by the Heart of Midlothian Football to the memory of their players and members who fell in the Great War 1914–1919 »6.

Un Cairn en pierres venues d’Écosse fut érigé en 2004 en hommage au Bataillon de McCrae à Contalmaison dans la Somme. Il comporte quatre plaques en bronze dont une spécialement conçue en l’honneur du club d’Heart of Midlothian sur laquelle sont projetés les emblèmes du club avec de part et d’autre un footballeur et un soldat. Durant le Centenaire, beaucoup de pèlerinages y furent organisés depuis l’Écosse et chaque année des membres du club, parfois des associations de fans et nous le verrons, des anciens joueurs, se rendent dans la Somme7. Ce monument est l’œuvre d’Heart Great War Commitee, mis en place en 2003, véritable pierre angulaire du projet mémoriel du club dans lequel nous trouvons notamment le Major General Mark Strudwick (colonel des Royal Scots), l’historien spécialisé dans le football écossais Bob Crampsey et le directeur sportif du club Craig Levein. La sphère militaire, scientifique et sportive est donc au cœur de ce projet.

D’autres actions menées par le Comité se déroulèrent durant le Centenaire comme le replacement de la McCrae’s Battalion Plaque. La photographie des seize footballeurs volontaires y est gravée, suivie de l’inscription, « In loving memory of the historic sixteen, rest in peace, lads ». Cette plaque était d’abord fixée sur la tribune Archibald du Tynecastle Stadium, le fief d’Heart. Cette tribune fut démolie et la plaque retirée, avant d’être replacée en 2017 sur la nouvelle tribune principale sortie de terre.

En 2016, pour le Centenaire de l’offensive de Contalmaison, le Comité souhaitait créer une œuvre mémorielle d’importance à Édimbourg dans l’antre du club. Il s’agit de la 1914 Memorial Trust Statue. Elle représente un jeune homme dans son uniforme de Royal Scots tenant un ballon près de son cœur. Sur la plaque à la base de la statue est inscrit « 1914 Memorial – The Bravest Team ». Elle est située entre la tribune Roseburn et celle de Wheatfield en plein cœur du Tynecastle Stadium. Lors de son inauguration, le 27 juin 2016, Craig Levein mis en valeur la dimension civique du monument qui « restera pendant des générations pour rappeler et inspirer les supporters jeunes et vieux ». La légende du club, John Robertson, a lu un message dévoilé avec le bronze « if glory for football clubs is measured by trophies won, then the 1914/15 season would not merit a mention for Hearts. As we now know however… this was a time when the club achieved glory of a more profound order8 ». Cette statue rejoignit le Memorial Garden, espace de souvenir des admirateurs du club décédés.

Le projet mémoriel du club est relevé avec la présence du musée du club présent au Tynecastle Stadium. La gratuité du lieu et la muséographie le distinguent des autres musées de club de football qui servent bien souvent une marque ou bien montrent la réussite du club à travers des statistiques à foison ou un temple de la renommée. Celui d’Heart est construit comme un outil de réflexion pour la communauté et non pour agréger de nouveaux « fans », ainsi le Bataillon McCrae y tient une grande place.

On peut donc constater que les œuvres mémorielles structurent l’espace comme le présente le plan ci-joint. Outre la tour de l’horloge située dans le centre d’Édimbourg, à la jonction de plusieurs routes principales, à moins d’un kilomètre du château, les lieux de mémoire du Tynecastle Stadium structurent l’espace. La plaque en l’honneur du Batallion McCrae est située au centre de la tribune principale et servirait de sommet à un triangle dont les deux autres lieux d’importance, le Mémorial Garden avec la 1914 Memorial Trust Statue et le Musée occuperaient les autres angles. Le rond central du terrain siègerait en plein cœur de ce triangle.

Cette mise en scène fut relevée par Louis Violette comme le symbole d’une volonté de créer une « véritable référence cathédrale des représentations, dont l’organisation est significative pour le groupe et son identité séculière » (Violette, 2018).

Cette scénographie doit placer le spectateur dans un continuum de l’histoire séculaire du club. Peu importe son accès au stade, le supporter longe une œuvre mémorielle et prend conscience de l’héritage du club et de ceux qui sont morts en représentant les couleurs de l’entité. Le monument aux morts est alors un outil d’identification au groupe.

Ce même procédé doit influer sur les fans adverses empruntant ce chemin vers la tribune visiteur (Roseburn Stand), ils prennent alors conscience qu’ils n’affrontent pas un club « lambda » mais un club à l’histoire riche. On observe alors une labellisation de l’histoire sans artifice.

Les lieux mémoire permettent de structurer l’espace, ils deviennent aussi des « temps de mémoire » à travers les cérémonies visant à souder la communauté (Fig. 1 et 2).

thumbnail Fig. 1

Les lieux de mémoire de la Grande Guerre au Tynecastle Stadium.

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Le Cairn de Contalmaison. © Camille Morata.

3 La mémoire dans les veines : souder la communauté

Nombreux sont les clubs, qu’ils soient de football ou de rugby à avoir érigé un monument en hommage à ses morts de la Grande Guerre mais rares multiplièrent comme Heart les projets mémoriels.

La fonction principale étant de souder toute la communauté à l’institution sportive autour d’un évènement constitutif de la mémoire du club l’engagement « des Sixteen » dans le Royal Scots en créant de véritables lieux de sociabilité. Ainsi, si l’on regarde de plus près le programme du Dimanche du souvenir de 2018 (premier dimanche de novembre au Royaume-Uni commémorant les sacrifices de la Première Guerre mondiale) on peut percevoir toute la mobilisation de la société avec une cérémonie religieuse dirigée par l’aumônier du club Andy Prime en présence de l’équipe première et ouverte à tous au Heart of Midlothian War Memorial à Haymarket. À l’échelle de la ville d’Édimbourg, la prégnance religieuse est moindre que pour les clubs de Glasgow mais il faut noter que le club rival d’Heart, Hibernian Football Club fut fondé par des catholiques et donc par effet miroir, beaucoup de personnes considèrent alors Heart comme « un club protestant » (Kelly, 2013).

Ensuite, se déroule une marche de la foule jusqu’au Tynecastle Stadium en hommage à « tous ceux qui ont servi et sont morts pour leur pays »9. Là, les plus jeunes, les écoliers de quatre établissements de la capitale écossaise sont sollicités pour narrer l’histoire du Bataillon de McCrae. Des concerts sont donnés notamment par la Tynecastle Youth Community Pipe Band. Un repas, appelé « Déjeuner du souvenir », est mis en place sans restriction et fixé au prix de six livres sterling. Pour conclure cette journée, une visite des installations du club est organisée.

Nous pouvons donc constater que la mise en place de cette journée du souvenir s’est présentée comme un temps fort dans l’année du club. Sa récurrence, les différents corps de la société écossaise partie prenante (l’église, l’école, les associations sportives) en constituent une véritable tradition au sens où Eric Hobsbawm la formalise. Elle établit « la cohésion sociale ou l’appartenance à des groupes, des communautés réelles ou artificielles… légitime des institutions… et le but principal était la socialisation » (Hobsbawm, 1995).

La communauté est liée à cette mémoire au sens littéral du terme puisque pour financer la statue de bronze, le comité sollicita sa base de fan pour réaliser un don de 19,14 livres sterling, chaque donateur a vu son nom marqué sur un parchemin qui fut inséré à l’intérieur d’une des jambes du soldat statufié10.

De plus, le club a érigé un jardin du souvenir (Memorial Garden) nommé The forever in our hearts memorial, il s’agit d’un mur de plaques où le nom des joueurs décédés est gravé. Bien sûr celles de ceux tombés lors de la Grande Guerre y sont mises en évidence. Les supporters peuvent acheter les copies de ces plaques. La vocation de ce jardin est d’assurer une introspection. À ce dessein, des bancs entourent l’espace. Chaque banc porte une inscription. Le premier rend hommage à l’idole du club Dave McKay, le second à la communauté des supporter d’Heart et le troisième au Battalion de McCrae avec cette citation « The Sporting Battalion – 16th Royal Scots – Do not ask where Hearts are playing and then look at me askance. If it’s football that you are wanting, you must come with us to France »11. Le souvenir des proches disparus et des joueurs morts à la guerre se mélange alors.

Un merchandising de la mémoire s’est organisé puisqu’à la boutique du club est vendue une réplique à moindre échelle de la 1914 Memorial Trust Statue. Durant le Centenaire, des écharpes en hommage au McCrae’s Battalion ont été produites. Le club pour l’année 2014–2015, conçut un maillot reprenant le design de celui de la saison 1914–1915 avec un écusson unique et sans sponsor, liant ainsi les joueurs actuels à leurs glorieux ancêtres dans une savante compression temporelle12. Il s’agit alors de lier les différentes générations, un seul maillot, une seule histoire. On peut observer une dilution de l’histoire ancienne du club dans des marqueurs contemporains visant à souder la communauté dans des référents institutionnels.

Les supporters aiment à dire « nous avons trouvé la gloire sur la Somme, plutôt que sur le terrain » surtout en cette période où le club a perdu de sa superbe13. On observe un certain fatalisme agrégeant la communauté au destin tragique du club. Plusieurs évènements assombrirent l’histoire du club : une guerre ayant enlevé ce qui se présentait comme une page d’or pour le club, des joueurs morts en pleine gloire comme l’ancien capitaine Marius Žaliūkas, qui évolua plus de sept ans au club et décédé de maladie à l’âge de 36 ans en 2020. D’ailleurs, le manager de l’équipe, Robbie Neilson, à l’occasion du Dimanche du Souvenir 2020, lie le joueur lituanien aux morts du Battaillon McCrae « I’ve been here as a player as 13/14 years and a manager for four or five and I always think it’s important we get a result on a day like this… It’s important because of McCrae’s Battalion but doubly so because of Marius Zaliukas.14 »

Ce fatalisme devant l’échec est une sacrée ironie de l’histoire quand on sait que le nom du club provient d’une mosaïque située sur le parvis de la cathédrale Saint-Gilles d’Édimbourg. La tradition voulait que cracher sur le cœur permettait de s’attirer les bonnes augures.

Laurent-David Samama dans Éloge de la défaite, réfléchit à l’échec dans le sport. Ses conclusions font écho à l’histoire de l’équipe écossaise « perdre fait mal, fâche et abîme. C’est une claque. Le surgissement du réel dans un scénario que l’on imaginait idéal » mais « il y a aussi du positif : échouer nous complexifie » (Samama, 2020).

Nous venons de voir que le club écossais réfléchit sa scénographie mémorielle à travers des temps de mémoire mais pour que cet héritage perdure, Heart fait appel également à des passeurs de mémoire avec des publics privilégiés.

4 Commémorez, commémorez, il en restera toujours quelque chose

Le souvenir des footballeurs d’Heart morts à la guerre est un élément constitutif de l’identité du club, la longévité de ce souvenir s’explique par la transmission de ce souvenir.

Deux publics sont particulièrement visés, les nouveaux joueurs et les jeunes générations.

Les recrues du club sont sensibilisées dès leur arrivée à l’histoire des Sixteen et l’équipe première est présente chaque année le Dimanche du souvenir au Monument de l’Horloge à Haymarket.

Le joueur français Stéphane Adam a évolué cinq années au Heart of Midlothian, il fut vainqueur de la Coupe d’Écosse en 1998, en marquant d’ailleurs un but en finale, ce qui lui confère un statut de « légende » aux yeux des supporters.

À l’occasion d’un entretien avec ce dernier réalisé le 7 mars 2021, il confirme que dès son arrivée au club, un joueur local, Gary Locke, était chargé de lui faire savoir « où il arrivait » et ce que cela représentait de porter le maillot de Heart, « club avec une histoire forte et une énorme identité »15. Il lui a précisé les événements auxquels les joueurs allaient participer tout au long de la saison dont la cérémonie de Haymarket, le 1er dimanche de novembre. C’est à cette occasion qu’il a pris connaissance de l’histoire de ces seize joueurs et de leur sacrifice. En outre, Stéphane Adam confirme que chaque année le club de supporters se rend à Contalmaison. Bien qu’il ait pris sa retraite de footballeur, il y est encore invité, « la dernière fois c’était en novembre 2019 »16.

Stéphane Adam précise que la devise du club « Blood doesn’t show on a maroon jersey » « avait bien entendu un impact important sur ma détermination et ma motivation au moment d’entrer sur le terrain. C’est une devise forte de sens et qui fait partie de l’ADN du club et qui vous pousse à donner le meilleur de vous-même tout le temps »17.

En 2019, le vestiaire domicile du Tynecastle Stadium celui où se préparent les joueurs d’Heart fut modernisé (Pilcher, 2019). Des phrases chocs furent inscrites au-dessus des cahiers. « We don’t have players we have heroes » est peint sur les murs. S’il s’agit bien évidemment d’un levier motivationnel classique, il vise aussi à souder les joueurs actuels à l’histoire glorieuse du club et par conséquent aux Sixteen.

L’autre cible réside dans la jeune génération. À ce dessein, une pièce de théâtre, A War of Two Halves, fut écrite par Paul Beeson et Tim Barrow avec au casting de jeunes acteurs écossais. Cette tragédie, au sens littéral du terme, narre l’histoire des joueurs de Heart qui se sont portés volontaires pour le bataillon de McCrae en 1915. Elle fut jouée lors du Edinburgh Festival Fringe de 2018 et 2021, sur la pelouse du Tynecastle Stadium.

Bruce Strachan, le directeur artistique explique les objectifs et notamment le public visé :

« This is a truly iconic story and is absolutely synonymous with Edinburgh and Heart of Midlothian Football Club. It is an honour for us to bring this story to life. With 2018 marking 100 years since the signing of the Armistice, it is the perfect time to share the remarkable story of “the bravest team” for a new generation of fans.18 »

Le but est d’assurer la pérennité du message dans le temps à travers les membres les plus juvéniles de la communauté.

À ce dessein, ils sont conviés aux cérémonies d’hommage, comme nous l’avons vu et occupent une place stratégique tel que le montre le plan de répartition des principales entités lors du Remembrance Service d’Heart en 201919. L’Army Cadet Force, l’organisation nationale de jeunesse parrainée par le ministère de la Défense du Royaume-Uni est placée entre le staff, les joueurs du club et la fanfare de l’Armée du Salut.

Se dégage alors de la part de la communauté la volonté de diffuser un message civique à l’intention des générations futures.

À travers l’exemple d’Heart of Midlothian, nous avons analysé comment le souvenir des sportifs tombés lors de la guerre constitue un élément structurant de l’identité d’un club se transmettant à travers les générations. Cette mémoire soude les composantes du club, dirigeants, supporters et joueurs. Ce ciment mémoriel peut également s’effectuer lors de commémorations.

5 Conclusion

La mondialisation a impacté le sport dont le football dès les années 1970 (Terret, 2013). Ce phénomène n’a pas échappé au club d’Heart qui passa sous pavillon lituanien en 2004. Cette prise de contrôle coïncida avec l’accroissement de la dette. Il fallut pour sauver l’institution, une mobilisation des supporters qui lancèrent un processus de rachat du club qui aboutit à une acquisition totale (Atkinson, 2021). Cette réappropriation du club, dès 2014, alla de pair avec un intense moment mémoriel (érection de la 1914 Memorial Trust Statue, réinstallation de la plaque du Bataillon McCrae). Commémorer permet alors d’ancrer le club à travers l’institution, les joueurs et ses supporters dans un espace proche et de retrouver son histoire.

Ce processus est confirmé par Christian Nadé, l’international espoir français qui a évolué trois ans à Heart de 2007 à 2010 durant les années « lituaniennes ». Il précise que la geste des Sixteen ne lui fut pas transmise et il dut se renseigner seul20.

Ce « temps-mémoire » permet de souder la communauté, Paul Ricoeur évoquant « une mémoire collective » qui se diffuse par « ses commémorations attachées à des lieux consacrés par la tradition » (Ricœur, 2000). Louis Violette expose que c’est « au cours d’occasions spécifiques permettant de célébrer, d’honorer les institutions, émotions et acteurs passés, la collectivité mémorielle trouve une occasion de revendiquer son unité et sa cohésion21.

Le souvenir des footballeurs d’Heart tués lors de la Grande Guerre prit diverses formes, monuments, muséographie, commémorations, pièce de théâtre, merchandising, sans compter le port du poppy sur le maillot de l’équipe à l’occasion de l’armistice. Bien sûr, le Centenaire fut véritablement un moment charnière.

Nous avons donc vu que les monuments aux morts sportifs et les commémorations du centenaire sauvegardent l’identité et permettent à Ulrich Pfeil d’ouvrir la réflexion sur le sport et le football « à l’époque dite post-moderne, ne revient-il pas à « la plus belle bagatelle du monde », avec tous ses anachronismes et ses stéréotypes patents, d’être un média contre la perte menaçante d’appartenance collective et la désagrégation de formes de vies traditionnelles ? (Pfeil, 2010).

Références

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  • Bromberger, C. (2006). De la notion de patrimoine sportif. Dans P. Portes (dir.), Patrimoine sportif et tourisme (pp. 8–12). Paris : Éditions Touristiques Européennes, Cahiers Espaces 88. [Google Scholar]
  • Delanoé, R. (2014). Le bataillon des footballeurs de Hearts. So Foot. Disponible sur https://www.sofoot.com/le-bataillon-des-footballeurs-de-hearts-192386.html. [Google Scholar]
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  • Kelly, J. (2013). Is football bigotry confined to the west of Scotland? The Heart of Midlothian and Hibernian Rivalry. Dans J. Flint & J. Kelly (Eds), Bigotry, Football and Scotland. Edinburgh: Edinburgh University Press, p. 11. [Google Scholar]
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  • Offenstadt, N. (2014). Pratiques contemporaines de la Grande Guerre en France. Des années 1990 au centenaire. Matériaux pour l’histoire de notre temps, 1-2(113-114), 91–99. [Google Scholar]
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  • Pilcher, R. (2019). Hearts’ new dressing room, tunnel, concourse art and the process behind it. Edinburghlive. Disponible sur https://www.edinburghlive.co.uk/sport/football/hearts-new-dressing-room-tunnel-16592456. [Google Scholar]
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  • Ricœur, P. (2000). La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli. Paris : Seuil, p. 200. [Google Scholar]
  • Samama, L.-D. (2020). Eloge de la défaite. La Tour-d’Aigues : Éditions de l’Aube, pp. 9 et 12. [Google Scholar]
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  • Violette, L. (2018). Vers une histoire de la mémoire sportive en France ? Cadres théoriques et éléments d’analyse. Modern & Contemporary France, 26(1), 59–75. [Google Scholar]

1

Antoine Prost, président du Conseil scientifique de la Mission du Centenaire de la Première Guerre mondiale a avancé le chiffre de 7414 manifestations diverses à avoir demandé le label de la Mission Centenaire de 2013 à 2019.

2

L’Union Sportive des Arlequins de Perpignan subit la perte de sept de ses champions de France de rugby de 1914 mais ce sport se joue à 15, la proportion étant alors moins grade que le club de football d’Heart.

3

Les citations sont retranscrites en version originale dans le texte et traduites dans les notes.
« Volontaires, ces hommes sont partis combattre pour le Roi et la Patrie. Les plus funestes heures dans l’histoire de la Nation les ont trouvés prêts. Comme pionnier dans la formation d’un brillant régiment, sportif, le monde ne les oubliera jamais. Leur devoir bien fait, ils sont les bienvenus pour leur retour à Tynecastle. »

4

Ibid.

5

(1922, 10 avril). Edinburgh Evening Dispatch.

6

« Erigée par le Heart of Midlothian Football Club à la mémoire de leurs joueurs et membres qui tombèrent lors de la Grande Guerre 1914–1919. »

7

Entretien réalisé avec Gordon Angus, Président du 1914 Memorial Trust Commitee, le 3 juin 2020.

8

« Si la gloire des clubs de football est mesurée par des trophées remportés alors la saison 1914–1915 ne mériterait pas une mention pour Hearts. Comme nous le savons maintenant, cependant, ce fut un moment où le club a atteint la gloire d’une manière plus profonde. »
Site officiel du Club d’Heart of Midlothian. (2016, 27 juin). 1914 Memorial Trust Statue unveiled. Disponible sur https://www.heartsfc.co.uk/news/article/1914-memorial-trust-statue-unveiled.

9

Site officiel du Club d’Heart of Midlothian. (2018, 11 novembre). Remembrance Sunday Service. Disponible sur https://www.heartsfc.co.uk/events/remembrance-sunday-service.

10

Entretien réalisé en messagerie instantanée avec Gordon Angus, Président du 1914 Memorial Trust Commitee, le 3 juin 2020.

11

« The Sporting Battalion – 16th Royal Scots – Ne te demande pas où joue Heart et ne réfléchit pas. Si c’est le football que vous voulez, vous devez venir avec nous en France ».

12

Site officiel d’Heart of Midlothian. (2014, 22 avril). Honouring the greatest 1914–1915. Disponible sur https://www.heartsfc.co.uk/news/article/honouring-the-greatest-1914-1915.

13

Entretien réalisé en messagerie instantanée avec Gordon Angus, Président du 1914 Memorial Trust Commitee, le 3 juin 2020.

14

Fairnie, R. (8 novembre 2020). Robbie Neilson on Hearts’ McCrae’s Battalion motivation and why it was important to win on poignant day. Edinburhlive. Disponible sur https://www.edinburghlive.co.uk/sport/football/robbie-neilson-hearts-mccraes-battalion-19242408.
« Je suis ici en tant que joueur depuis 13/14 ans et entraîneur depuis quatre ou cinq ans et je pense toujours qu’il est important que nous obtenions un résultat un jour comme celui-ci… C’est important pour le bataillon de McCrae, mais doublement pour Marius Zaliukas. »

15

Entretien réalisé en messagerie instantanée avec Stéphane Adam, joueur de Heart of Midlothian de 1997 à 2002, le 7 mars 2021.

16

Ibid.

17

Ibid.

18

« C’est une histoire vraiment emblématique et est absolument synonyme d’Édimbourg et du Heart of Midlothian Football Club. C’est un honneur pour nous de donner vie à cette histoire. Alors que 2018 marque les 100 ans de la signature de l’Armistice, c’est le moment idéal pour partager l’histoire remarquable de “l’équipe la plus courageuse” pour une nouvelle génération de fans. »
Site officiel d’Heart of Midlothian. (2018, 2 novembre). A war of two halves “sold out”. Disponible sur https://www.heartsfc.co.uk/events/a-war-of-two-halves-1.

19

Site officiel d’Heart of Midlothian. (2019, 8 novembre). Remembrance Service. Disponible sur https://www.heartsfc.co.uk/news/article/remembrance-service-1.

20

Entretien réalisé en messagerie instantanée avec Christian Nadé, joueur de Heart of Midlothian de 2007 à 2010, le 9 mars 2021.

21

Violette, L. op.cit.

Citation de l’article : Morata C (2022) « Blood doesn’t show on a maroon jersey », la commémoration des footballeurs morts durant la Grande Guerre dans le club de football d’Heart of Midlothian. Mov Sport Sci/Sci Mot, 118, 33–40

Liste des figures

thumbnail Fig. 1

Les lieux de mémoire de la Grande Guerre au Tynecastle Stadium.

Dans le texte
thumbnail Fig. 2

Le Cairn de Contalmaison. © Camille Morata.

Dans le texte

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